vendredi 3 janvier 2025

Lazy line

Ce fut bon à la toute fin de 2024 de quitter le Berry, éteint dans sa grisaille, pour les monts du Lyonnais où Adrien, mon plus grand fils, vit désormais avec Bristena depuis presque dix ans. Oui, ce fut bon de se réveiller et de découvrir par la fenêtre de la chambre les prés recouverts de gelée blanche, de surprendre le soleil franchissant la colline en un ciel bleu inaltéré. Bon de se soustraire au morne et à l'humide, bon de se repaître de lumière et d'herbe qui croustille sous les pas.

Bonheur aussi de retrouver les deux petites-filles, Linn et Esmée, affectueuses, lestes et virevoltantes. C'est en les regardant dessiner à la grande table du séjour, en compagnie de E. qui n'aime rien tant que de partager cette activité avec des enfants, qu'en réalité cet article est né. Après un Pikachu de commande, E. improvisa un mandala, et j'observai que, sans prendre aucune mesure, il n'est pas si simple de conserver tout du long une impeccable symétrie. Mais je songeais aussi que certains tisserands introduisent parfois une subtile distorsion dans leur trame, une erreur presque imperceptible logée là parce que l'imperfection est le signe même de l'humanité. Et me revint en mémoire cette histoire de lazy line, de ligne paresseuse, à l’œuvre justement dans la tapisserie des Navajos. Or un tapis navajo était bel et bien présent dans cette fameuse séquence introductive de La Prisonnière du désert, de John Ford, film sur lequel Pierre Gabaston était intarissable. Sur cette lazy line, je désirais aussitôt en savoir plus, et une recherche sur le Net me conduisit alors sur un livre en libre accès sur OpenEdition Books, Cinéma et imaginaire topographique, de Fabien Meynier. Une vraie mine d'or. Le cinéma de John Ford y était en belle place, et j'appris comment Monument Valley avait été institué comme lieu filmique essentiel par le cinéaste. 

Il existe plusieurs versions sur la prise de connaissance du lieu par Ford. John Wayne déclara à son biographe, en 1974, soit un an après la mort de Ford, que c'est lui qui avait fait découvrir la vallée au cinéaste, affirmant que c'était un secret qu'il avait gardé pendant de longues années. Mais selon Ford il aurait découvert le lieu par lui-même lors de ses nombreuses excursions en voiture jusqu’au Nouveau-Mexique. Version confiée à Peter Bogdanovich, contredite par une seconde, donnée cette fois à son petit-fils Dan, qui voudrait que ce soit George O’Brien – avec qui il avait tourné notamment Le Cheval de fer (The Iron Horse) en 1924 et Trois sublimes canailles en 1926 – qui lui aurait parlé de la vallée.

La vérité semble tout autre : le plus vraisemblable est que Ford aurait connu le lieu par l'intermédiaire de photographies.

"L’origine et l’histoire de ces photographies peuvent être retracées en recoupant plusieurs récits : Harry Goulding tenait un comptoir commercial au cœur de la réserve Navajo de l’Arizona dans laquelle se trouve Monument Valley. Voulant promouvoir la culture navajo, mais surtout permettre aux Amérindiens de faire face à la crise financière liée à la Grande Dépression en accédant à une nouvelle source de revenus, il rencontra plusieurs producteurs d’Hollywood pour leur présenter la réserve à l’aide de photographies. Il montra ses images à Danny Keith, responsable des tournages en extérieur au sein de United Artists, qui les montra lui-même à Ford. Carlo Gaberscek précise que certaines des photographies avaient été prises par Josef Muench, un photographe qui s’était un temps établi en Arizona et photographia abondamment la réserve Navajo. Il semble que Muench soit arrivé à Monument Valley à la fin de l’année 1936 ou au début de l’année suivante pour y réaliser des photographies, d’abord pour son propre compte. Goulding ayant en tête son projet de promotion de la vallée, il s’adressa à ce photographe amateur pour réaliser un album de vingt-quatre photographies qu’il emporterait avec lui à Hollywood. Dans une de ses rares prises de parole, le photographe précisa cinquante ans plus tard que Goulding avait en tête de s’adresser directement à John Ford car il savait que ce dernier préparait le tournage d’un western."

Que ces photographies aient inspiré John Ford est une évidence quand on les compare avec certains plans de La Chevauchée fantastique

Monument Valley – Views of Lookout, Mittens, Sisters and Window area, Josef Muench, 1939. [NAU.PH.2003.11.3.50, Joseph Muench Photographs, Special Collections and Archives, Cline Library, Northern Arizona University] 

Ainsi cette vue des trois buttes du centre de la vallée, West Mitten, East Mitten et Merrick, se retrouve-t-elle dans ce plan du film :

La Chevauchée fantastique, John Ford, 1939, Walter Wanger Production.

Fabien Meynier commente ainsi : "Ce plan est construit de la même façon que la photographie de Muench : le point de vue surélevé est sensiblement similaire, plaçant la ligne d’horizon au pied des buttes, légèrement décentré sur la gauche pour rapprocher West Mitten et East Mitten l’une de l’autre ; on constate également la même importance accordée aux nuages fins et laiteux, et même l’heure de la prise de vue est presque similaire, la position du soleil du plan de Ford étant légèrement plus rasante. Encore une fois, dans ces premières images le cinéaste se place sous le patronage du photographe, reprenant ou s’inspirant de son style pour fonder ses propres représentations."

En vingt-cinq ans, John Ford tournera sept films à Monument Valley. Leur homogénéité thématique (la majorité met en scène les conflits entre les Blancs et les Indiens) se redouble d'une homogénéité temporelle : ils se déroulent tous peu après la guerre de Sécession "dans une période que les américains appellent « la Reconstruction », soit les quelques décennies où la nation se fonde comme une et indivisible et achève l’intégration de l’ensemble du territoire au système fédéral."

L'observation attentive du paysage dans ces films aboutit à de curieuses constatations. Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues (qui, souvenons-nous, faisaient partie des intervenants de l'émission de Luc Ponette sur France Culture) notent que « La Chevauchée fantastique, qui met en scène une diligence se déplaçant de Tonto à Lordsburg, devrait être le film par excellence du trajet, sinon de la linéarité. Il n’en est rien et l’impression ressentie est celle d’une circularité qui transforme l’espace parcouru en un labyrinthe." A trois reprises, contre toute vraisemblance, on verra les trois buttes de West Mitten, East Mitten et Merrick : "(...) la troisième fois, plus tard, alors que la diligence est censée avoir effectué une bonne partie de son trajet vers Lordsburg, juste avant de rejoindre Apach Wells, elle passe à nouveau dans la même direction devant les trois buttes. La répétition du même espace, filmé selon un point de vue presque similaire à chaque fois favorise la perception d’un mouvement circulaire dans lequel la diligence tournerait littéralement en rond. (...) De fait, la petite communauté de circonstance qui occupe la diligence semble lutter bien plus contre ces buttes qui toujours se dressent devant elle que contre les Apaches qui les attaqueront à la fin du film."

Fabien Meynier montre aussi que les personnages n'ont pas tous la même relation avec les lieux, ainsi les Blancs sont associés à certaines des buttes de la vallée, selon un principe, dit-il, d'accumulation et de répétition. C'est le cas des deux buttes de Gray Whiskers et Mitchell. Et également de El Capitan : "Si on l’aperçoit à de nombreuses reprises dans les films, le plus souvent à l’arrière-plan, elle occupe une place importante dans deux plans seulement des sept films, eux aussi similaires entre eux. Dans La Chevauchée fantastique d’abord, elle apparaît au centre du cadre lorsque la diligence quitte Tonto au début du film pour entamer son périple vers Lordsburg. Une reprise de ce plan clôt La Poursuite infernale, lorsque Wyatt Earp quitte Clementine pour partir avec son frère prévenir leur père de la mort de deux de ses fils et regagner ensuite l’Ouest et la Californie." Et Meynier ajoute que "Encore une fois, cette image est une reprise, ou plutôt une variation de celle réalisée par Josef Muench à partir de la même butte en 1937 ou 1938."

La Chevauchée fantastique, John Ford, 1939, Walter Wanger Production.

La Poursuite infernale, John Ford, 1946, 20th Century Fox.

Aux Indiens sont également réservés certains espaces. Yei Bi Chei et Totem Pole, deux concrétions très reconnaissables au sud de Monument Valley vont jouer le rôle de repères indiquant l'arrivée en territoire indien. Les deux plans de Massacre à Fort Apache où apparaissent ces deux totems minéraux vont servir de matrice aux autres films : "Cette même composition réapparaîtra à chaque fois ou presque que des personnages se rendront sur le territoire des Indiens dans chacun des films suivants."

Le Massacre de Fort Apache, John Ford, 1948, Argosy Pictures.

La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney.

Le Sergent noir, John Ford, 1959, Warner Bros – John Ford Production.

 Totem Pole avait bien sûr fait partie des sites photographiés par Muench.

Monument Valley – Totem Pole, Josef Muench, 1939. [NAU.PH.2003.11.3.57, Joseph Muench Photographs, Special Collections and Archives, Cline Library, Northern Arizona University]

Bon, je n'ai pas encore évoqué la lazy line. C'est qu'il fallait poser le cadre. C'est à peu près fait, je l'aborderai donc au prochain épisode. L'année ne fait que commencer...

Chambost-Longessaigne Valley

 

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