Dans la dernière chronique, je terminais sur un hommage à un écrivain trop tôt disparu, Joseph Ponthus, emporté à 42 ans par un cancer, qui restera l'homme d'un seul livre, A la ligne, récit-poème inspiré par son expérience ouvrière, succès public et critique si fulgurant qu'il contribue sans doute à rendre cette mort encore plus injuste et incompréhensible : un talent venait à peine d'être mis en lumière qu'il devait déjà rejoindre l'ombre.
Le même jour, ce même mercredi 24 février, un autre poète disparaissait, mais je ne le sus que plus tard. Ce n'était pas un jeune homme puisqu'il avait 95 ans, plus du double de l'âge de Ponthus, et il était, lui, l'homme d'une œuvre, des dizaines de recueils de poésie, de notes, de récits, et il était même entré de son vivant dans la Pléiade en 2014, c'est dire. Cet homme c'était Philippe Jaccottet. Tout en apparence sépare donc nos deux défunts, mais au fond je ne le crois pas.
Philippe Jaccottet en décembre 1990. (Photo Despatin et Gobeli. Opale. Leemag ) |
Jaccottet était très vieux mais c'était encore un jeune homme. J'ai consulté pas mal de pages sur le net, dévoré une poignée de nécros et souvent, quand le site daigne donner un portrait de l'auteur, ce n'est pas un vieil homme chenu qui est montré, mais un corps droit, élancé, au regard franc, posé sur son regardeur. Ainsi cette photo, en noir et blanc, illustrant l'article de Guillaume Lacaplain, dans Libération. On suppose qu'elle a été prise dans le jardin de sa maison de Grignan, dans la Drôme, où il choisit de vivre avec sa femme, la peintre Anne-Marie Haesler, dès l'année 1953.
Quel rapport encore imaginer entre Ponthus et Jaccottet ? J'en vois un, ténu, idiot peut-être, mais allons-y. C'est un détail. On a vu que Ponthus avait raconté sa vie d'ouvrier intérimaire dans les conserveries de poissons et les abattoirs de Bretagne, or Jaccottet est encore enfant quand sa famille s'installe à Lausanne, où son père est sous-directeur des abattoirs de la ville, avant d’y être nommé vétérinaire cantonal. J'ai prévenu, c'est idiot, mais, lisant cela que je ne savais pas, j'ai trouvé que c'était intéressant : le poète qu'on peut décrire à juste titre délicat, lyrique, élégiaque, n'était pas issu d'une famille de lettrés, n'était pas tombé dans la marmite poétique en son jeune âge. Ce n'en était pas moins une famille qui sut écouter, recevoir car je lis que "dès sa jeune adolescence, Jaccottet écrit de la poésie et offre des recueils dactylographiés à ses parents pour Noël". Puis il y eut en 1941 la rencontre, tout à fait fondatrice, avec le grand poète vaudois Gustave Roud. Il a dix-sept ans, une longue correspondance commence qui ne s'achèvera qu'à la mort de Roud. Roud qui lui fait découvrir Hölderlin, qu'il lit en allemand et plus tard traduira - et restera sans doute la figure la plus importante de son panthéon poétique.
Je suis parti vendredi dans les Monts du Lyonnais avec ma compagne et mes deux plus jeunes enfants pour fêter les trois ans de Linn, ma petite-fille. Dans mes bagages, j'avais glissé Cahier de verdure, un des nombreux recueils de Jaccottet que je possède ici à la maison. Je n'eus pas le temps bien sûr d'en lire plus que quelques pages. C'est au retour que j'ai découvert le texte qui concluait le recueil, Après beaucoup d'années, que sans doute je n'avais jamais lu.
Dans ce court texte en prose, Jaccottet commence par une évocation de l'Histoire : "c'est comme si, écrit-il, des montagnes au pied desquelles nous vivrions se fissuraient, étaient ébranlées ; qu'ici ou là, même, nous en ayons vu des pans s'écrouler ; comme si la terre allait sombrer." Lui, qu'on pouvait peut-être soupçonner d'ignorer les événements du monde par son retrait dans les paysages du Midi, par son attention aux phénomènes naturels élémentaires ou à l'intimité des vivants, montre par là qu'il a pleine conscience des terribles bouleversements du siècle, à tel point qu'il qualifie tout cela de "multiple, énorme, obsédant, à vous boucher la vue, à rendre l'avenir presque complètement obscur."
Et pourtant ce constat n'entame pas une certitude depuis longtemps constituée : "Cela aurait dû, cela devrait changer nos pensées, notre conduite peut-être, on le voit bien. Néanmoins, à tort ou à raison, ce qui fut pour moi, dès l'adolescence, essentiel, l'est resté, intact."
Qu'est-ce donc, alors, que cet essentiel, perçu dès l'adolescence ? Jaccottet ne répond pas, du moins tout de suite. Bien au contraire, il montre le dérisoire, le caractère infime de notre existence, et, poursuivant la métaphore initiale, "vraiment une fumée au pied des montagnes", "méritant à peine qu'on en fasse état, qu'on en tienne compte." Nous sommes sans aucun poids, "quand le poids du malheur pèse tant." Le risque est alors, dit-il, de s'accommoder, de s'habituer à cet état de fait "trop visible, criant". "Toutefois - et c'est là qu'il fait brèche à cet inéluctable programmé -, avec ce qui peut vous rester, miraculeusement ou niaisement, de l'autre regard, on voit, on aura vu inopinément, à la dérobée, autre chose. On a commencé à le voir, adolescent ; si, après tant d'années - qui font, vécues, cette durée infime -, on le voit encore, est-ce pour n'avoir pas assez mûri, ou au contraire parce qu'on aurait tout de suite vu juste, de sorte qu'il faudrait inlassablement, jusqu'au bout, y revenir ?"
La poétique de Jaccottet tient dans ces quelques lignes, sans cesse réaffirmées, sous d'autres vêtures, dans la suite de l’œuvre : l'entrevision d'autre chose, surpris à la dérobée - mot essentiel - comme par effraction, un regard posé dès ce noyau d'inquiétude qu'est l'adolescence et dont la suite des jours ne fera que confirmer la justesse.
Et dans la lumière éblouissante qui nous accompagna tout au long de notre promenade matinale à travers les collines de Chambost-Longessaigne, comme une miraculeuse ouverture en total contraste avec le ciel attristé de la veille, avec les rires et les galopades de l'enfant entrant dans son année nouvelle, quelque chose de cette joie chantée par le poète s'invitait dans nos cœurs et nos visages.
La Loise, à Chambost-Longessaigne |
"Tout tient ensemble, ici, aujourd'hui. Même la buée des premières feuilles ombrageant les berges. Rien ne parle d'exil. Rien ne parle de ruine, même pas les ruines. Rien ne parle de perte, même pas ces eaux fugitives, tellement claires qu'on croit que c'est le ciel lui-même qui les a déléguées jusqu'à nous sur ces degrés de pierre."
Philippe Jaccottet, Eaux de la Sauve, eaux du Lez, in Cahier de verdure, p. 115.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire