"Ce que ces cinq saltimbanques, sous leur chapiteau derrière la gare d'Austerlitz, jouèrent en ce samedi après-midi pour leur maigre public accouru d'on ne sait où, je n'en ai plus aucune idée, mais il me sembla que cela venait de très loin, de l'est, songeai-je, du Caucase ou de Turquie. J'ignore aussi à quoi me faisaient penser ces sons que produisaient ensemble ces musiciens, dont aucun, certainement, ne savait lire les notes. Parfois j'ai eu l'impression d'entendre un chant d'église gallois oublié depuis fort longtemps, puis, très ténu et néanmoins de nature à donner le vertige, le tourbillon d'une valse, un motif de tyrolienne ou les accords traînants d'une marche funèbre au son de laquelle ceux qui marchent en queue à chaque pas gardent un instant le pied en l'air avant de le reposer."
W.G. Sebald, Austerlitz, p.371
Juste après l'épisode de la petite fille chutant dans le jardin du Luxembourg, Austerlitz évoque la représentation du petit cirque itinérant Bastiani, sur la rive gauche de la Seine, dans cette zone alors "à moitié abandonnée" qui deviendra l'emplacement de la nouvelle Bibliothèque nationale. Marie de Verneuil et Austerlitz entrent sous le chapiteau alors que le spectacle touche à sa fin. Ils assistent au dernier numéro avec un magicien en longue cape bleu nuit, sortant de son chapeau un coq nain de Bantam, qui exécute ensuite diverses prouesses, parcours et simili calculs, avant de disparaître à nouveau à l'intérieur du huit-reflets.
Prise du Palais d'Eté de l'Empereur de Chine Lithographie : Leo Scherer (1827-1876) |
Je me suis penché sur ce détail du coq nain de Bantam, en ayant à l'esprit qu'il n'est pas de détail anodin chez Sebald. Et découvris tout d'abord que l'expression était presque un pléonasme, car le nom Bantam signifie poule ou coq nain en anglais. De nos jours, on la désignerait plutôt comme poule Pékin, race de poule naine originaire de Chine. Le site monpoulailler.com (oui, je sais, ce n'est pas très prestigieux comme référence et ça prête plutôt à ricaner, mais lisez donc la suite) me livre deux versions de l'arrivée de cette race en Europe :
"La première raconte tout simplement que la poule Pékin a été importée en Angleterre vers les années 1843. De ce temps, cette poule aurait servi de cadeau pour la Reine Victoria. La seconde version est un peu plus romanesque et est étroitement liée à une grande leçon historique.
En effet, l’histoire raconte qu’en 1860, durant la Seconde Guerre de l’Opium, la poule Pékin aurait été dérobée aux Chinois. En effet, à cette époque, le commerce de l’opium était encore interdit en Chine. La France et l’Angleterre tentaient donc de le rendre licite pour pouvoir atteindre tout le marché asiatique. Malheureusement, les négociations ne se passent pas comme prévu. Une situation qui tourne rapidement au drame. Et pour cause, afin de se venger de l’exécution de prisonniers, les troupes franco-britanniques, en octobre 1860, décidèrent de piller et d’incendier le Palais d’Été ainsi que les jolis jardins qui l’entourent.
Et les représailles ne s’arrêtèrent pas là. Situé à quelques kilomètres de la Cité Interdite, ce Palais d’Été était la principale résidence des grands empereurs de la dynastie Qing. Comme il s’agissait du « Versailles chinois », on y retrouvait la plupart des grandes œuvres d’art du pays mais également des richesses inestimables. Malheureusement, plusieurs de ces grands trésors furent donc volés et disséminés dans les quatre coins du monde. Parmi les trésors qui ont subi ce vol, on retrouve cette fameuse race de poule qui fait la fierté des chinois : la poule Pékin de Bantam."
En plaçant ce coq de Bantam dans sa narration, Sebald a-t-il voulu faire allusion (d'une manière on ne peut plus discrète car qui songe à vérifier l'histoire de cette poule de Bantam, à part votre serviteur ?), allusion à ce désastre qui anéantit un des joyaux du patrimoine culturel universel ? Interprétation excessive ?
Et pourtant, au chapitre VI des Anneaux de Saturne, autre grand récit de Sebald paru en 1995, c'est bien la destruction du Palais d’Été, "le jardin enchanté de Yuanmingyuan" (littéralement. « jardin de la clarté parfaite »), qui est racontée sans fard :
"Officiellement ordonné par les commandants britanniques pour venger leurs émissaires britanniques Loch et Parkes des mauvais traitements que les Chinois leur avaient infligés, l'incendie des quelque deux cents maisons de plaisance, pavillons de chasse et pagodes disséminés dans l'immense jardin et dans les espaces palatiaux attenants était surtout destiné à effacer toutes traces du pillage auquel on s'était livré précédemment. A une vitesse incroyable, ainsi que le note le capitaine du génie Charles George Gordon, les temples, kiosques et ermitages, pour la plupart construits en bois de cèdre, furent transformés en torches. Le feu rugissant se propagea par bonds, gagnant buissons et bosquets, n'épargnant que quelques ponts et pierres ou l'autre pagode de marbre. Longtemps encore des nappes de fumée obscurcirent le ciel dans la région environnante et un grand nuage de cendres masquant le soleil fut poussé par le vent jusqu'à Pékin où il s'affala au bout d'un certain temps sur les têtes et les maisons des habitants qui se crurent frappés par un châtiment du ciel" (pp. 190-191)
Pillage de l'ancien Palais d'Été par les troupes franco-britanniques en 1860 durant la seconde guerre de l'opium. |
Victor Hugo lui-même s'était élevé contre ce saccage dans son texte "Au capitaine Butler" :
« Cette merveille a disparu. Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'Été. L’un a pillé, l’autre a incendié. [...] L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits. Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre."
Ce petit coq de Bantam nous a emmenés bien loin ; nous remettons à la prochaine fois de parler de la fin de cette séance de cirque, avec la mystérieuse musique du cirque itinérant Bastiani.
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