jeudi 28 mars 2024

Perceval Everett

Tu as peut-être raison.
Ton lent retour des
Régions de terreur et de cris
Sanglants court dans mon coeur.
J'entends encore le rire
Des enfants et je vois les lucioles 
qui éclatent en minuscules explosions dans 
Un crépuscule de l'Arkansas.

Maya Angelou, Proches, in Et Pourtant je m'élève, Points-Seuil, p. 85*


La semaine dernière, j'ai passé trois jours à Bourges pour la préparation et le jeu de la Nuit du Polar, organisée pour la première fois dans cette ville par la Bouinotte. Le scénario, conçu par mon ami Yvan Bernaer, tissait une intrigue, inspirée des tribulations d'Indiana Jones, à travers plusieurs hauts-lieux de la ville, de l'amphithéâtre de l'INSA sur le campus au merveilleux théâtre Jacques Coeur et au Muséum d'Histoire naturelle, en passant par le vieux cimetière des Capucins et le Château d'eau, sans oublier deux mystérieuses caves de particuliers et la très discrète et très étonnante bibliothèque patrimoniale des Quatre Piliers. Une quarantaine de bénévoles accueillait quelques trois cents joueurs dans ces différents lieux pour de courts happenings inquiétants ou cocasses. Cela implique pléthore de détails qu'il faut régler en amont avec minutie pour que le jeu se déroule sans anicroche, et que le plaisir soit le plus grand possible. On a donc cavalé sans relâche pendant ces trois jours. Les rêves se bousculèrent dans la nuit du vendredi, je revis en particulier M. Neyrat, le principal du collège d'Aigurande. En un demi-siècle, il ne m'était jamais apparu en songe, et voici qu'il débarquait avec sa fille (ma condisciple au collège) lors d'une sorte de banquet. Il déclara à l'assemblée qu'il ne saluerait pas tout le monde, mais il fit une exception en venant me serrer la main. Je dois dire que je n'ai aucune interprétation valable de ce rêve.

La murcielago de tres ojos, la statue précolombienne au coeur de la nuit du Polar

Il y eut aussi Perceval Everett. Là, je dois préciser que j'ai tout oublié. Qui était-il ? Mystère. Ne me restèrent au réveil que ces nom et prénom. Et puis un surnom, Percy. Aucun lien avec le rêve précédent, aucun Perceval Everett, on s'en doute, au collège d'Aigurande.

Quatre jours plus tard, rédigeant dans la matinée l'article La vie a commencé par un vertige, je tombe sur un Perceval. C'est dans la chronique de Véronique Bergen sur Vertige ! le récit de Philippe Rémy-Wilkin :

Dis-moi quels sont tes héros préférés et je te dirai qui tu es. Nul étonnement que Philippe Remy-Wilkin se penche sur sa prédilection pour Perceval. Taillé dans l’innocence, c’est de se murer dans le silence que Perceval échoue, lors de la première épreuve, à délivrer le Roi-Pêcheur. À partir des échos qui le relient à Perceval, découvrira-t-il son Graal intime ? Quel est le prix à payer pour accéder à la révélation ? Faut-il traquer l’ombilic des marécages familiaux ou préférer des biographèmes à géométrie mouvante, pris dans le clair-obscur des toiles de Léon Spilliaert ?

J'ai failli mentionner cette rencontre dans l'article, et puis j'y ai renoncé. La coïncidence n'était pas assez forte. Perceval n'est pas un nom que l'on croise tous les jours, mais ce qui faisait vraiment sens pour moi c'est son association avec Everett. Un nom ou un prénom pas si courant non plus, même s'il ne m'était pas inconnu, je l'avais même donné à l'un des protagonistes de mon polar à moi, Barbe Bleue ne passe pas le dimanche, dans l'épisode par exemple du 23 juillet 1967, dont voici le tout début :

"Comme un cachalot épuisé, La Dodge s’échoua sur la pelouse cramée. Everett s’en extirpa avec difficulté, la porte avant coinçait toujours et il avait rassemblé avec peine l’énergie qu’il fallait pour donner le coup d’épaule libérateur. Le soleil était déjà haut et tapait trop fort à son goût sur la cafetière. Il ne pensait plus qu’à une chose : se foutre au pieu et dormir deux ou trois jours. Il avait envie aussi d’une bière, il avait depuis longtemps fini le pack de Bud dont le carton traînait sur le siège avant. Oui, une binouze et au paddock. Lina allait râler mais il s’en foutait bien pas mal. Si elle la ramenait trop, une claque dans la tronche la calmerait vite."

Bref, je renonce donc à parler de Perceval dans l'article, et dans l'après-midi, la pluie s'étant arrêtée, je me rends à la médiathèque, j'ai de toute façon besoin de marcher un peu. J'ai assez à lire mais je veux emprunter des albums de Eels. J'ai recommencé à écouter Electro-shock blues, le deuxième album du groupe, le seul que je possède, et, vingt-six ans après sa parution, j'éprouve un réel plaisir à me laisser envahir par ces mélodies et par la voix singulière du chanteur, l'âme du groupe dont le pseudonyme est tout simplement E. Dans le bac, je trouve quatre albums des Eels, dont celui-ci : The cautionary tales of Mark Oliver Everett. Je sursaute (intérieurement s'entend). Après Perceval le matin, voici Everett l'après-midi. En me plongeant dans le livret, je découvre ce que sans doute j'ai su un jour et puis là encore oublié : E. est le pseudonyme de Mark Oliver Everett.


*

L'histoire ne finit pas là. Hier, en flânant sur le magazine littéraire en ligne En attendant Nadeau, je tombe sur l'article American Nemesis, écrit par Alexis Buffet. Et j'hallucine car il est consacré à Châtiment, un roman d'un écrivain américain qui se nomme... Percival Everett. Et là je m'interroge, l'article est daté du 5 mars 2024, et comme je suis un lecteur épisodique du site, il est tout à fait possible que ce nom me soit apparu. Ou bien encore cela aurait pu se passer sur l'autre magazine littéraire en ligne que je fréquente régulièrement, Diacritik, où, effectivement, j'ai vérifié qu'un article sur le même roman de Percival Everett avait été publié le 11 mars dernier, sous la plume de Dominique Bry. Je suis absolument certain de n'avoir lu ni l'un ni l'autre article, mais mon inconscient aura peut-être enregistré furtivement, lors d'un scrolling, ce nom de Percival Everett.

Quoi qu'il en soit, même si ce Percival Everett est bien la source concrète du rêve, il reste que la double résurgence Perceval/ Mark Oliver Everett, le même jour, est une coïncidence étonnante (mais chacun, je le sais, demeurera sur ses postures favorites : pur hasard pour la plupart, facétie de l'Attracteur étrange pour ceux qui partagent avec moi cette hypothèse).


Percival, et non Perceval, aura-t-on remarqué, et c'est là que le surnom de mon rêve prend toute sa saveur, avec ce Percy, invention de l'inconscient.

*

Mais, encore une fois, il ne faut pas en rester là. Au-delà de la synchronicité, il existe une profondeur de sens qu'il faut révéler. De quoi parle donc le roman de Percival Everett ? Je donne la parole à Dominique Bry : "Mais Percival Everett n’oublie pas l’essentiel : Châtiment est un polar déjanté et poisseux, qui raconte la haine quotidienne de l’autre (traduisez : les noirs, les asiatiques, les latinos) et revient sur les innombrables crimes racistes du passé, des crimes perpétrés en toute impunité voire justifiés par le 2ème amendement du Bill of Rights qui garantit « le droit du peuple de détenir et de porter des armes ». Des crimes qui conduisent dans Châtiment à une réaction, à une révolte après un inventaire terrible que découvriront, médusés, des agents du MBI pourtant revenus de tout."

Or, il se trouve encore que le 25 mars, deux jours donc après la nuit du Polar, me rendant à Cultura pour acheter un nouveau carnet Paperblanks, un petit livre me fait signe : dans la collection de poésie de Points-Seuil, le recueil de Maya Angelou, Et pourtant je m'élève. Je n'ai jamais lu Maya Angelou, c'est juste une référence lointaine pour moi, mais il me suffit d'ouvrir le livre au hasard pour être aussitôt séduit par cette édition bilingue. Dans sa préface, Alain Mabanckou explique que le poème le plus déclamé de ce recueil, "Et pourtant je m'élève", est étudié dans la plupart des écoles, des collèges et des lycées américains : "Usant de formules mémorables, Maya Angelou refuse ici la négation de l'histoire des Noirs d'Amérique et en appelle au courage et à la ténacité :

Des taudis honteux de l'Histoire
Je m'élève
D'un passé pétri de souffrance
Je m'élève
Tel un océan noir, bondissant et immense,
Débordant, grossissant, je porte la marée."

Entre Everett et Angelou, évidemment, que de résonances. 

J'en ajoute une dernière :  l'épisode que j'ai rapporté de mon propre polar se situe le 23 juillet 1967. Or, l'une des contraintes que je m'étais donné en 2017 était d'inclure dans chaque épisode fictif un véritable fait historique qui s'était produit ce jour-là très précisément. Ce moment d'Histoire était glissé dans la trame même de la fiction. Ainsi :

"Il se jette sur elle, un quintal de barbaque soûle contre quarante-cinq kilos de douleur rentrée. Dans la pénombre, Il n’a pas vu le câble de frein tendu devant le fauteuil et s’étale lourdement sur la moquette avant de recevoir sur l’occiput un formidable coup de crosse qui l’envoie dans le pays sombre où les coyotes parlent comme vous et moi.

Quand il revient à lui, dansent devant ses yeux les images d’une émeute. La télé montre des commerces pillés, des voitures incendiées, des foules en panique, des gardes nationaux brandissant leurs armes. Les jours suivants, il apprendra qu’après une intervention de la police dans un Blind Pig** de Détroit, situé à l’angle de la 12e rue et Clairmount, lors d’une soirée de célébration du retour d’anciens combattants afro-américains du Vietnam, toutes les personnes présentes avaient été arrêtées. Une foule s’était alors rassemblée pour protester contre le harcèlement des policiers blancs contre les Noirs du quartier et rapidement des pillages avaient commencé. La ville s’était embrasée et on comptait déjà une vingtaine de morts et des centaines de blessés."

Authentique événement qui était également mis en valeur par l'image adossée au texte.


Voilà jusqu'où nous entraînent les rêves des nuits du Polar.

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*Traduction Santiago Artozqui

Texte original :

You may be right.
Your slow return from
Regions of terror and bloody
Screams, races my heart.
I hear again the laughter
Of children and see fireflies
Bursting tiny explosion in
An Arkansas twilight.

** Blind Pigs : Bars illégaux, nés durant la prohibition et devenus au fil du temps, le repère de marginaux (proxénètes, prostituées, trafiquants et drogués).

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