Je récapitule : après avoir publié le 27 février l'article sur Tlön Uqbar Orbis Tertius, je file à la médiathèque Equinoxe que je dépouille de l'essai de Jérôme Fourquet, La France d'après, dont un passage sur Angers vient souligner une résonance sur le motif de la barque (c'est l'objet de la chronique du Troll de la rue Mouffetard), ainsi que du livre, roman, poème, dérive, exploration hallucinée, on ne sait comment dire, bref Le voyageur inachevé d'Eric Poindron, qui nous renvoie à Borges, aux miroirs des fonds de couloir et aux lanternes sourdes qu'on promène la nuit dans les musées.
Ce n'est pas tout : dans mon appétit vorace d'imprimé, je me suis chargé aussi de ce livre singulier de Sandrine Tolotti, Les épopées minuscules (Premier Parallèle, 2023), né de L'intimiste, magazine par courriel lancé en mars 2019 "pour, explique Sandrine Tolotti, explorer les zones blanches du journalisme classique, proposer une autre hiérarchie de l'important. Les moments, les vies, les incidents, les lieux, les objets, les événements négligés et réputés minuscules y sont rois." (p. 7)
Comme je ne fais guère que cela, rendre compte d'événements négligés et minuscules, je me suis plongé dans cet opus rassemblant "100 contes vrais et autres histoires de la vie ordinaire". Trois livres donc de la médiathèque entre lesquels j'ai navigué, bourlingué, caboté, et si j'ai achevé (paradoxalement) Le voyageur inachevé, il me reste bien des pages dans les deux autres ouvrages. C'est aussi que je me suis arrêté dans Les épopées sur cette histoire qui venait juste après celle des pâtes les plus rares du monde, les Su filindeu de Sardaigne, l'histoire du lieutenant-colonel Mervyn Gonin, le médecin qui dirigeait l'unité d'ambulance britannique qui est entrée la première dans le camp de Bergen-Belsen le 15 avril 1945. Gonin est horrifié par ce qu'il découvre, sur les 60 000 détenu(e)s encore vivant(e)s, 14 000 mourront encore de faim, de dysenterie, de typhus. Et c'est alors que, fin avril, arrive dans cet enfer un chargement de rouge à lèvres. Il raconte cela dans son journal :
"Ce fut peu après l'arrivée de la Croix Rouge Britannique, bien que cela n'ait peut-être pas de lien, qu'une très grande quantité de rouges à lèvres arriva. Cela n'était absolument pas ce que nous avions demandé, nous hurlions pour obtenir des centaines de milliers d'autres choses et je ne sais pas qui a demandé du rouge à lèvres. Je souhaite tellement que je puisse découvrir qui a fait cela, ce fut l'action d'un génie, si finement brillant. Je crois que rien n'a fait plus pour ces internés que du rouge à lèvres. Des femmes couchées dans leurs lits sans draps, sans chemise de nuit mais avec des lèvres rouge écarlate, vous les voyiez errer sans rien excepté une couverture sur les genoux, mais avec des lèvres rouge écarlate. J'ai vu une femme morte sur une table, sa main agrippant encore un bout de rouge à lèvres. Au moins quelqu'un a fait quelque-chose pour les rendre individus à nouveau, ils étaient quelqu'un, et plus le simple nombre tatoué sur leur bras. Au moins ils pouvaient trouver un intérêt a leur apparence. Ce rouge à lèvres a commencé à leur rendre leur humanité."
Oeuvre de Banksy |
Edifiante histoire. Mais au-delà de sa portée tragique, il me revenait que Bergen-Belsen était aussi mentionné dans ce même chapitre III des Anneaux de Saturne, où Sebald cheminait sur la côte est du Suffolk. Et c'était juste avant l'épisode de la barque, au moment où il atteint le lac d'eau saumâtre de Benacre Broad. Le monde semble s'être figé, "la voûte céleste était vide et bleue, pas un souffle ne traversait l'air, les arbres se dressaient comme peints et pas un seul oiseau ne volait par-dessus le velours brun de l'eau. C'était comme si le monde avait été placé sous cloche jusqu'au moment où d'énormes nuages ballonnés se levèrent à l'ouest et déployèrent lentement une ombre grise sur la terre."Le narrateur risque alors une hypothèse, en suggérant que c'est peut-être cet assombrissement qui lui rappela avoir découpé quelques mois auparavant un article paru dans le Eastern Daily Press à propos du décès de George Wyndham Le Strange qui vivait dans la grande maison de maître située de l'autre côté de la lagune de Benacre Broad.
"Le Strange, ainsi qu'on l'apprenait dans cet article, avait servi pendant la dernière guerre dans l'unité antichars qui libéra le camp de Bergen-Belsen le 14 avril 1945 ; il était rentré d'Allemagne aussitôt après l'armistice afin de se charger, dans le comté de Suffolk, de l'administration des biens de son grand-oncle, une fonction qu'il assuma, comme j'ai pu l'apprendre par ailleurs, d'une manière exemplaire au moins jusqu'au milieu des années cinquante. C'est d'ailleurs à cette époque que Le Strange engagea la gouvernante à laquelle il légua finalement la totalité de sa fortune [...]. D'après l'article du journal, la gouvernante en question, une jeune femme simple, native du bourg de Beccles, et répondant au nom de Florence Barnes, avait été recruté par Le Strange à la condition expresse qu'elle acceptât de prendre avec lui, mais en observant un silence absolu, les repas qu'elle serait chargé de préparer."
Bien qu'il soit répertorié dans le site consacré au camp de Bergen-Belsen*, il semble que Le Strange soit une création de Sebald. C'est du moins ce que pense la biographe Carol Angier (dont le texte n'a pas encore été traduit en français). L'article de l'Eastern Daily Press serait aussi une invention. Une photo de Bergen-Belsen, avec des corps étendus sous les arbres, est pourtant reproduite sur une pleine page, tranchant avec les autres photos de paysage. Voilà bien un exemple de la singulière trajectoire littéraire de Sebald, qui culminera avec Austerlitz, avec ce tissage toujours retors entre réalité et fiction.
Je n'en avais pas fini avec Bergen-Belsen. Le 1er mars, un article de Denis Seel dans la revue en ligne Diacritik, Je me souviens... de la foulée de Perec, me fournit une troisième apparition de Bergen-Belsen. Dans cet ouvrage collectif où chaque auteur, débutant son texte par un « Je me souviens », évoque un souvenir olympique (ou plusieurs) l’ayant particulièrement marqué, je note celui de Pierre Assouline se rappelant "qu’après la tragédie du 5 septembre 1972 à Munich – la prise en otages de onze athlètes israéliens par un commando palestinien et leur assassinat, il y eut le 50 kilomètres marche, et qu’un des concurrents était un quadragénaire ne payant pas de mine, avec sa calvitie, ses lunettes et son début de ventre, dont l’avant-bras portait un numéro matricule, l’israélien « Shaul Ladany, déporté à huit ans à Bergen-Belsen, rescapé du génocide et du massacre qui venait d’avoir lieu », son numéro matricule lui avait été tatoué à quelques kilomètres du stade."
- De nouveau, le Cascabel annonce, si les coupables ne se dénoncent pas, qu'il va faire fusiller des suspects. Vingt, cette fois. Demain. Mais en privé, dans la cour de la caserne...
- Il craint des manifestations.
- Peut-être... En tout cas, il déclare aussi que d'autres exactions suivront, tous les deux jours, aussi longtemps que les responsables ne se livreront pas. Je vous le dis, il est dément.
Pas plus que les nazis, pensais-je. En comparaison d'Oradour, d'Auschwitz, de Dachau, de Bergen-Belsen, des camps, des crématoires, des tueries du Mont Valérien et d'ailleurs, ce que faisait Carachuga était de l'artisanat, pas de la grande série... Parce qu'il n'en avait pas les moyens. (p. 309)
Quatre livres, quatre occurrences de Bergen-Belsen.
Je n'oublie pas qu'y moururent, parmi tant d'autres, Anne Franck et Hélène Berr.
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* Seul le texte de Sebald est d'ailleurs reproduit. Aucune autre donnée n'accrédite de son existence.
1 commentaire:
Sandrine Tolotti, Les épopées minuscules, 100 contes vrais et autres histoires de la vie ordinaire...
Je note cette association de "minuscules" et de "100", car un texte qui m'occupe et me préoccupe depuis pas mal d'années est Révélations minuscules... de Ricardou, texte calibré pour occuper exactement 100 pages dans la réédition de son recueil Révolutions minuscules en 1988. Voir ici.
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