Ce dimanche 3 mars, où j'ai découvert Léon Spilliaert à la brocante des Marins, fut marqué également par une autre coïncidence autour d'Eric Poindron. Dans Le voyageur inachevé, un chapitre liminaire, portant le titre explicite de Sur le seuil, mettait en scène une fiction censée se dérouler un premier dimanche d'octobre. Le narrateur avait accepté "avec entrain l'invitation de Lise Deharme, la complice d'André Breton, la romancière et l'héroïne romanesque, à rendre visite à Cosme Pardaillan, le propriétaire du château de l'Horloge, chemin des Lilas, dont je tais l'adresse."
Lise Deharme (par Man Ray), 1935. |
Lise Deharme. Je n'avais jamais rencontré ce nom depuis 2005, année où je conçus pour la circonscription de La Châtre un projet d'écriture poétique que j'appelai alors "Farouche à quatre feuilles", directement inspiré de l'ouvrage du même nom, publié en 1954, aux éditions Grasset, réunissant des textes d'André Breton, Julien Gracq, Jean Tardieu et Lise Deharme. Le farouche était le nom méridional d'une sorte de trèfle. A chacune des feuilles de ce farouche (Dire, Lire, Ecrire, Ecouter) correspondaient quatre propositions d'activités. J'avais poussé la métaphore végétale jusqu'à proposer huit "ivraisons", mises en ligne à chaque pleine lune à partir du 8 septembre 2005.
A l'époque, je n'avais pas cherché à en savoir plus long sur Lise Deharme. Le nom seul m'était resté, que je retrouvai donc avec une surprise certaine dans le récit énigmatique d'Eric Poindron : "C'est en cherchant mon trousseau de clés que je m'aperçus qu'un gant de daim bleu pâle appartenant à Lise avait trouvé refuge dans la poche de ma veste. Encore un mystère, certes modeste, à ranger dans la boîte à mystères." Ce gant bleu n'est autre qu'une résurgence de Nadja, où Breton rapporte la visite, le 15 décembre 1924, à la Centrale surréaliste, rue de Grenelle, de Lise Meyer, née Hirtz, la future Lise Deharme. Aragon, avec qui il tient la permanence ce jour-là, suggère qu'elle offre au Bureau de recherches un des étonnants gants bleu ciel qu’elle porte alors. "Comme la visiteuse est sur le point d’y consentir, écrit Georges Sebbag, Breton, particulièrement troublé, la supplie de n’en rien faire. Sa panique augmente quand la dame projette de revenir poser sur la même table un gant féminin moulé en bronze, au poignet plié et aux doigts sans épaisseur. L’émoi de Breton est considérable. Depuis ce 15 décembre, il est fort épris de Lise Meyer, sans que son amour soit payé de retour. Son désespoir retentit dans des pages de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité qui campent une atmosphère de fin du monde et où le narrateur se retrouve seul avec la femme aimée : « Paris s’est écroulé hier ». Un échantillon des lettres à la dame au gant témoigne de l’amour sublime ressenti par Breton : « Vous êtes pour moi, au sens propre du mot, une apparition » (11 février 1925)." Alain Joubert, chroniquant les Lettres à Simone Kahn (1920-1960) dans En attendant Nadeau, nous donne la fin de l'histoire : "La dame au gant plonge Breton dans un émoi qui va le tenir en haleine jusqu’en octobre 1927, près de trois ans sans que son amour ne parvienne à trouver un écho chez celle qui semble se jouer de lui avec l’habileté d’une grande coquette. Finalement lassé, il prendra prétexte de la présence d’Emmanuel Berl chez elle, alors qu’ils avaient rendez-vous, pour rompre sans retour, par deux lettres des 25 et 26 octobre 1927.""Lise Deharme est une poétesse aujourd'hui oubliée. Amie des surréalistes , de Cocteau, de Picasso aussi, elle tint, entre 1939 et 1949, le journal de ses Années perdues et, le 11 septembre 1939, elle écrit ce poème dont j'ai envie de citer certains vers :
"Mon bol bleu ! C'est la paix.Mes serviettes bien rangées sur le porte-serviettes : c'est la paix.Se moquer du temps qu'il fait : c'est la paix.Regarder par la fenêtre : c'est la paix.Embrasser : c'est la paix.Se plaindre : c'est la paix.Perdre son temps : c'est la GUERRE."Le 3 mai 1943, elle écrit aussi : "Je ne reconstituerai pas de mémoire les événements de cette nuit affreuse : celle du 17 au 18 avril. Je laisse dans l'oubli cette nuit pendant laquelle ils ont célébré à leur manière l'anniversaire d'Hitler. Je garde au fond de mon coeur la blessure causée par l'attitude de certains "compatriotes", ce qui ne serait pas très grave, si... Mais je ne le dirai pas ! Je ne peux pas l'écrire. Immonde époque dont rien n'efface la souillure. Ils peuvent tout me prendre, mais ils ne peuvent rien m'enlever. Il faut n'avoir peur de rien , car la peur n'évite rien."
Je ne devais pas lire ce livre. C'est Christian, le grand-père des enfants qui avait tenu à me le prêter. Il m'avait déjà mis dans les mains naguère Son odeur après la pluie, de Cédric Sapin-Defour. Et on a vu ce qu'il en était advenu (voir Ubac). Et là il récidivait, mais je l'avais bien prévenu, j'avais plein d'autres livres à finir, celui-ci, ce pavé de 900 pages, cette masse d'imprimé presque indécente, il attendrait son heure, il faudrait pas être pressé. Rodomontade. Le soir-même, j'y jetais un oeil, et puis les deux yeux, et tout y passait, j'étais refait.
Pourquoi ? Parce qu'en août 1985, à Paris, une femme du nom de Marcelle Pichon s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. Cadavre découvert seulement dix mois plus tard. Fait divers entendu à la radio par Grégoire Bouillier. Jamais oublié. Et voilà qu'en 2018, le hasard le remet sur la piste de cette femme. Dès lors, d'elle, de Marcelle Pichon, il veut tout savoir, tout comprendre. Ça donne ce monstre littéraire, et puis un site. Même nom, Le coeur ne cède pas. Regardez bien la page d'accueil, vous comprendrez sûrement pourquoi j'ai été si vite fasciné moi aussi.
Cela m'a rappelé bien sûr l'attracteur étrange de Marc-Antoine Mathieu. Mais je n'en dis pas plus pour l'instant. On en reparle vite.
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