jeudi 29 février 2024

Le troll de la rue Mouffetard

Juste après avoir rédigé l'article Tlön Uqbar Orbis Tertiusje me suis rendu sur le site Suédois d'ailleurs, de Nils Blanchard. Et j'ai immédiatement été saisi par cette photo de Nils, montrant la Loire à Angers en décembre 2023, photo que je me permets de reproduire ici.


Pourquoi "saisi" ? Pour deux raisons. La première est en rapport direct avec l'article sur Tlön. Angers y était cité dans l'histoire de Serge Lehman. La ville n'y joue aucun rôle important, c'est juste un détail, mais c'est comme dans un rêve, tous les détails comptent. C'est avant d'aller à Angers que l'écrivain fait halte chez un caviste de la rue Mouffetard. On connaissait la sorcière de la rue Mouffetard, de Pierre Gripari, mais là c'était un troll qui surgissait d'une trappe et vous fourrait une bouteille d'Islay dans les mains.

La seconde raison, c'est cette barque noire sur le fleuve, parallèle au pont traversé par un unique passant. Le motif de la barque n'avait cessé de m'apparaître ces dernières semaines, et d'en voir encore une manifestation me toucha fortement. D'autant plus que - détail sur lequel j'avais fait l'impasse dans la chronique -  le chapitre III des Anneaux de Saturne que j'étudiais faisait aussi état de la présence d'une barque :

"A un quart d'heure à pied au sud de Benacre Broad, à l'endroit où la plage se rétrécit et cède la place à un morceau de côte découpée, gisent pêle-mêle quelques douzaines d'arbres morts qui ont dû tomber il y a des années déjà des falaises de Covehithe. Blanchi par l'eau de mer, le vent et le soleil, le bois brisé et sans écorce fait penser aux ossements d'une espèce, dépassant en taille les mammouths et les sauriens, anéantis il y a longtemps sur ce rivage solitaire. Contournant l'abatis, le sentier franchit un talus couvert de genêts puis grimpe jusqu'au sommet de la falaise argileuse qu'il longe à faible distance du bord de la terre ferme, menacée d'effondrement par endroits, à travers des fougères dont les plus grandes m'arrivaient à hauteur d'épaule. Au large, sur la mer couleur de plomb, un petit bateau à voile se déplaçait dans le même sens que moi ou, plutôt, à ce qu'il me semblait, se tenait sur place, tandis que de mon côté, j'avais beau presser le pas, je n'avançais pas davantage que l'invisible navigateur fantôme à bord de sa barque immobile."

 Et le texte était alors suivi d'une photo, une longue photo au format vertical.


Remarquez l'art de Sebald de susciter l'inquiétude en quelques phrases, de la falaise menacée d'effondrement et des fougères géantes comme venues tout droit du carbonifère jusqu'à cette barque mystérieuse au skipper fantôme. C'est juste après qu'il découvre le troupeau de cochons, va jusqu'à en toucher un en lui grattant doucement le creux derrière l'oreille, puis le ciel s'assombrit, des bancs de nuages déferlent au-dessus de la mer et il constate que la barque, "qui était resté si longtemps immobile, avait soudain disparu." C'est à ce moment précis qu'il se rappelle l'histoire du possédé de l'évangile de Marc.

Ce n'est pas tout. Dans l'après-midi, je rends quelques livres à la médiathèque et, inévitablement, je charge ma besace de quelques volumes qui attirent ma curiosité. Parmi eux, La France d'après. Tableau politique, de Jérôme Fourquet. Rien à voir donc, en apparence, avec la littérature et la poésie, Sebald et Borges. Sauf que ce livre s'inscrit dans le sillage d'un livre de référence, celui du géographe André Siegfried, Tableau politique de la France de l'Ouest, paru en 1913. Un ouvrage magistral mais dont la grille de lecture est en partie obsolète, qui faisait "la part belle aux "tempéraments" inhérents aux "races" ou aux habitants de telle ou telle région." :

"Les sciences sociales, qui ont grandement progressé depuis le début du XXI siècle, ont invalidé depuis longtemps ces catégories. Nous qui sommes natif du Mans et avons de lointaines origines paysannes, il était difficile de souscrire aux formules du type : "Avec sa passivité naturelle de Manceau ou d'Angevin, le paysan trouve naturelle cette soumission héréditaire et il est trop content de profiter des petits bénéfices qu'elle comporte." Trois pages plus loin, l'auteur récidive, ce sont cette fois les Angevins qui sont spécifiquement visés : "Le plus souvent même, ils [le paysan et le métayer] ne résistent pas à la pression : la douceur, la mollesse de cette race (Andegavi molles, écrivait César !) l'inclinent à une soumission passive et qui paraît d'autant plus naturelle qu'elle est héréditaire." (p. 17-18)


 Un autre livre emprunté cet après-midi là fut l'objet d'autres coïncidences. J'y reviendrai.



Aucun commentaire: