Le 7 octobre dernier, j'ai acheté Trust, un roman de l'écrivain américano-argentin Hernan Diaz, prix Pulitzer 2023, mais je n'en ai commencé la lecture que le 20 novembre. L'ouvrage est divisé en quatre livres sensés être écrits par quatre auteurs différents, dans quatre styles différents. Le premier est la biographie non autorisée de Benjamin Rask, un riche banquier à l’époque de la crise de 29, écrite par un certain Harold Vanner, "dans un registre un brin décadent à la Henry James ou à la Edith Wharton", selon Hernan Diaz lui-même. Le second intitulé « Ma vie » est le manuscrit inachevé de l’autobiographie de Andrew Bevel, nom réel de Rask, visant à récuser le portrait de Vanner qu'il juge mensonger et mystificateur. Dans le troisième livre, Un Mémoire, Remémoré, Ida Partenza, grande dame des lettres américaines à New York dans les années 1980, revient sur la période de sa jeunesse où elle avait été secrétaire et ghostwriter d'Andrew Bevel. C'est en procédant à des recherches d’archives (les papiers privés du financier et de sa femme, Mildred, ayant été récemment été ouverts au public) qu'elle est tombée sur le journal intime de l’épouse, lequel constituera la quatrième partie du roman. Structure complexe, on le voit, où le jeu des points de vue remet chaque fois en question la version précédente de l'histoire.
Rendre compte de sa lecture n'est donc pas une mince affaire, mais, pour ne rien arranger, je dois faire intervenir dans ce post un autre livre qui n'a a priori rien à voir. L'art du vertige, de Serge Lehman, un recueil d'essais sur la science-fiction, publié en 2023 aux Moutons électriques. Je ne connaissais pas du tout Serge Lehman mais on connaît mon addiction au vertige et mon goût de la science-fiction. Je commandai donc ce livre que j'avais furtivement vu passer sur je ne sais quel fil d'information et allai le chercher à Arcanes le 21 novembre. J'en lus aussitôt la préface, de Lehman également, intitulée Mille jours de nuit. Et je fus aussitôt captivé. "En janvier 2001, commence-t-il, j'ai passé quelques heures en compagnie de Jean-Marc Rochette, le dessinateur du Transperceneige. Nous ne nous connaissions pas. L'idée de cette rencontre était venue d'Enki Bilal, avec qui je travaillais sur l'adaptation cinéma de La Foire aux immortels." Jean-Marc Rochette, cela était suffisant pour attiser d'emblée ma curiosité, j'avais croisé sa route en janvier 2020, à travers son album autobiographique Ailefroide, et c'était là encore une fois une histoire de vertige. D'autres billets avaient suivi en janvier 2020 et octobre 2022.
Lehman propose à Rochette de faire une histoire de "merveilleux géographique". "Il a souri, rapporte Lehman, et m'a demandé en retour : "Est-ce que tu as lu Le Mont Analogue de René Daumal ?" Et c'est ça qui a tout déclenché." Lehman ne connaissait pas, et cela a mis fin, avoue-t-il, à la discussion : "Lis ce livre", a insisté Rochette. "Ensuite, si tu veux, on reparlera de merveilleux géographique." Lehman rentre chez lui, et une heure plus tard, Rochette, "la classe faite homme", lui adresse le roman par courrier.
René Daumal, Le Mont Analogue, c'était là encore un nom et un écrit qui avaient traversé Alluvions avec ferveur. De nombreux articles en témoignent.
Une même ferveur s'empare de Lehman à la lecture de l'oeuvre. Une ivresse de critique, dit-il : "Dans un de mes premiers romans, des aliens capables d'imiter la forme humaine étaient appelés "Analogues". Et dans la nouvelle Nulle part à Liverion, j'avais imaginé une zone géographique invisible "par déformation topologique". Cette double coïncidence explique peut-être pourquoi je me suis laissé engloutir par le texte de Daumal si facilement."
Serge Lehman écrit alors deux articles dont le but était de révéler l'existence du roman de Daumal aux lecteurs de science-fiction, mais il confesse aussi un "espoir historiographique : celui de corriger l'image d'un genre dont le développement français se serait arrêté à Verne et qui n'aurait repris qu'après la découverte de la SF américaine. Daumal prouvait le contraire." Il est tellement plongé dans son étude qu'il ne reprend pas contact avec Rochette. A ce moment-là, il ne voit d'ailleurs plus personne, il lit et prend des notes seize heures par jour, "sur le qui-vive, à l'affût du moindre recoupement, de tout ce qui pourrait venir nourrir cette chose qui m'avait absorbé." C'est ainsi que dans le numéro de mai du Magazine Littéraire consacré à l'Oulipo, son attention est captée par un texte de Paul Braffort sur François Le Lionnais, co-fondateur de l'Oulipo avec Raymond Queneau. C'est le préambule de l'article - disponible sur le site de Paul Braffort - qui allume l'étincelle :
"[Le Lionnais] constitue à lui seul une table des matières de la culture contemporaine de langue française. Il est donc naturel, pour évoquer cette figure hors du commun, d'adopter le format d'un dictionnaire encyclopédique (avec ce qu'il faut de "clinamen") et de lui laisser, autant que possible, la parole, en exploitant des fragments d'un ouvrage autobiographique demeuré inédit : Un certain disparate."
Lehman écrit : "Ce mot - disparate - m'a frappé, sans que je puisse dire pourquoi." Il le retrouve dans la notice consacrée à Michel Petrovitch :
"Professeur à l'Université de Belgrade, Michel Pétrovitch, dont la grande culture privilégiait une vision "transversale" des disciplines, est l'auteur d'un petit livre fascinant, publié dans la prestigieuse Nouvelle Collection scientifique, chez Félix Alcan, en 1921 : Mécanismes communs aux phénomènes disparates [9] . Lorsque, étudiant, je rendis visite pour la première fois à FLL - qui revenait de déportation - l'évocation de ce livre dont nous étions tous deux férus scella notre amitié. Visiblement le mot "disparate" était cher à François, tout comme l'approche résolument "structurale" qui est celle de Pétrovitch dont les concepts d'allure des phénomènes, d'analogies phénoménologiques sont toujours associés à des événements réels et ne sombrent jamais dans le pur formalisme."
Rouvrant alors Le Mont Analogue, Serge Lehman comprend pourquoi l'insistance du texte sur la notion de disparate l'avait alerté. Il en retrouve la trace au début du roman lors de la première rencontre du narrateur avec Pierre Sogol, qui compare sa pensée avec une force, "aussi sensible que la chaleur, la lumière et le vent", ajoutant : "Cette force, c'était une faculté exceptionnelle de voir les idées comme des faits extérieurs, et d'établir des liens nouveaux entre des idées d'apparences tout à fait disparates."
Michel Petrovitch (1868 - 1943) «Les mathématiques sont la poésie suprême ». |
Et c'est ici que je reconnecte avec Hernan Diaz et le roman Trust (je sais, j'y ai mis le temps, mais il fallait tout ce chemin pour en savourer la retrouvaille). Le mot "disparate" me frappa moi aussi comme il avait frappé Lehman car il me souvenait l'avoir rencontré, et c'était à la page 151, au deuxième chapitre de l'autobiographie d'Andrew Bevel : "Tout financier devrait être un esprit universel car la finance est le fil qui traverse tous les aspects de la vie. C'est, de fait, le noeud où sont réunies toutes les fibres disparates de l'existence humaine." (C'est moi qui souligne) Au paragraphe précédent, Bevel se vante d'être parvenu à exceller dans les études, en particulier dans le domaine des mathématiques : "Cela, je le dois à ma mère. Elle fut la première à voir, très tôt, mon aptitude innée pour les nombres et à entretenir le talent pour l'algèbre, le calcul et la statistique dont j'avais hérité."
Or les mathématiques sont aussi (et avec plus de vérité) le domaine d'élection de François Le Lionnais. L'article de Paul Braffort renferme d'ailleurs une entrée Mathématique :
"Beauté et raison vont toujours de pair, avec FLL et l'on notera qu'il avait choisi comme exergue, pour son Dictionnaire des mathématiques [5] cette phrase de Georg Cantor : « L'essence des mathématiques est dans leur liberté ». Et, dans "Un certain disparate" : « Je n'ai jamais vécu un seul jour, même quand je souffrais beaucoup, sans avoir au moins quelques minutes pour les mathématiques, quelques minutes ou quelques heures. Dans mon profil général, les mathématiques ont certainement une place à part différente de tout le reste, de tout temps. » Avec Les grands courants de la pensée mathématique [6] (médité dès la fin des années trente), FLL réussissait à rassembler savants et critiques pour une mise au point dont la pertinence est encore aujourd'hui manifeste [7] ."
Et la notice Nombres remarquables (les) enfonce le clou :
"Le dernier ouvrage de FLL : Les nombres remarquables [8] , est dédié « Aux amis de toute ma vie, délicieux et terrifiants, les nombres ». Il comporte quatre parties : Prélude, Thème et variations, Interlude et Postlude, chapitres qui s'ouvrent respectivement sur des mesures de Bach, Beethoven, Webern et une page de portées vierges. Le livre peut être lu comme une sorte d'autobiographie réduite aux acquêts et s'ouvre sur cette phrase : « On ne lance pas impunément les nombres dans l'univers des enfants. »"
Une biographie de FLL par Olivier Salon |
Une deuxième occurence de "disparate" est visible dans Trust. Dans la troisième partie, cette fois, du roman, avec Ida Partenza comme narratrice :
"Après avoir consulté des bibliothécaires, j'ai lu, de manière désordonnée, tout ce qui selon moi pouvait être une source d'inspiration, d'Etiquette d'Emily Post à Bad Girl de Viña Delmar. Mais ce sur quoi je me concentrais, si je pouvais dire cela de mon approche à la va-vite, c'étaient les écrivaines américaines plus ou moins contemporaines dont les oeuvres seraient peut-être pertinentes. Parmi elles, je me souviens de noms immensément disparates tels que Dawn Powell, Ursula Parrott, Anita Loos, Elizabeth Harland, Dorothy Parker et Nancy Hale. seules quelques-unes se sont révélées utiles - et aucune ne capturait l'atmosphère de richesse discrète que je voulais pour Mildred." (p. 307, c'est moi qui souligne)
A ce stade, je n'ai encore levé qu'un coin du voile. La suite au prochain épisode.
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