mardi 13 février 2024

Forme étrange dans le chaos de la tradition

Jeudi 23 novembre, 14 h. Nous voici, Eric et moi, de nouveau à la centrale de Saint-Maur dans le quartier des"vulnérables" pour une lecture à voix haute du roman de John Fante, Demande à la poussière (j'ai déjà évoqué cette action le 10 décembre dernier). Quatre détenus sont présents et nous lisons deux chapitres. A la fin de la séance, l'un d'entre eux avise mon tote bag à l'effigie de la New York Public Library, me demandant si j'étais allé à New York. Je lui réponds que non, le sac est un cadeau de ma fille Pauline au retour de son voyage aux Etats-Unis. Eric en parle alors et j'apprends en même temps que les autres qu'il s'est rendu en Amérique cinq ou six fois, dans le cadre de son travail d'ingénieur (il est maintenant à la retraite), et qu'il a eu l'occasion de visiter la New York Public Library, où il a été sidéré par l'absence de livres... Tout étant numérisé, les usagers du lieu lisaient sur des écrans.


Le soir-même, je poursuis ma lecture de Trust, et ne tarde pas à tomber sur ce passage : "A contrecoeur, j'ai dû admettre que j'avais devoir sortir de mon appartement et retourner à la bibliothèque principale de la New York Public Library." (p. 305) Belle synchronicité.

J'ajoute que je notais tout ceci dans un cahier, juste après avoir commencé la lecture de La légende du processeur d'histoire, le second texte de L'art du vertige de Serge Lehman, écrit, dit-il, pour être lu à voix haute, car il s'agissait de la conférence inaugurale d'un colloque organisé à Nice en mars 2005 sur le thème "science-fiction et histoire". Il y relate sa découverte du Mont Analogue de René Daumal, qu'il considère comme un théoricien inconscient de la science-fiction, et rappelle l'article qu'il lui a consacré en 2001 dans la revue Europe, La physique des métaphores, juste après l'avoir lu, affirmant s'être concentré sur l'hypothèse suivante : "la science-fiction est d'abord une expérience esthétique, ce qui implique que tous les objets ou institutions avec lesquels elle a été historiquement confondue n'étaient  en fait que les dispositifs requis pour sa production. [...] une telle hypothèse accorde un primat de fait à l'intuition des premiers fans qui, mis en demeure d'exprimer ce qui constituait l'essence du genre, ont désigné le sense of wonder, l'émerveillement, l'éblouissement, le vertige que procure sa fréquentation." (p. 43) 

La question de la définition de la science-fiction est loin d'être résolue, et je me garderai bien de vouloir m'y risquer. En travaillant un tant soit peu le thème, j'ai découvert que Serge Lehman était loin de faire l'unanimité et que des débats complexes et même des polémiques ont animé le monde de la SF, comme on peut le voir en lisant l'article de Simon Bréan et Irène Langlet dans la revue en ligne Belphégor. En réalité, Lehman m'intéresse surtout en ce qu'il fait signe et connexion avec mon propre fil de réflexion. Ainsi, dans les trois exemples qu'il donne de ce fameux sense of wonder de la SF, à côté de Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne et de L'Homme démoli d'Alfred Bester (le premier roman à avoir reçu le prix Hugo, en 1953), il place la nouvelle de Borges qui commence ainsi : "L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones, on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement."

E. Desmazières,  "La bibliothèque de Babel  de Borges est une bibliothèque qui contient tous les textes possibles et imaginables. Il s’inspire de La bibliothèque universelle de l’écrivain, philosophe et mathématicien, Kurd Lasswitz (1904).

Il se trouve qu'Hernan Diaz, bien avant de créer Trust, a écrit une thèse en littérature comparée, dont une partie  est devenue un livre : Borges. Between History and Eternity, publié par Bloomsbury en 2012. A la question de Frédérique Roussel dans Libération, de savoir dans quelle mesure Borges planait  dans les pages du roman, Diaz répond :

Comment pouvons-nous transmettre la vérité à travers différents genres ? C’est une notion très borgésienne. Mon irrévérence avec plusieurs traditions, le roman réaliste, le poème moderniste en prose, la prose journalistique, cette liberté-là, je l’ai apprise de Borges. Il n’y a pas de frontière artificielle. La chose la plus borgésienne de toutes dans Trust est la notion de livres dans les livres. Dans le livre que vous ouvrez, il y a un livre que vous ouvrez, dans lequel il y a un livre que vous ouvrez… Vous trouvez ça aussi chez Laurence Sterne, Flann O’Brien ou Nabokov. Une nouvelle de Borges raconte comment des objets d’une planète fictive inventée par quelqu’un dans une fausse encyclopédie commencent à apparaître dans notre réalité. L’idée que la fiction peut altérer la réalité m’est capitale, c’est pourquoi Trust commence par un roman. Et il met tout le reste en action.

Dans un autre entretien, avec Steven Sampson pour En attendant Nadeau, il revient sur cette influence de Borges avec plus de précision encore : "Tout à l’heure, j’ai parlé des poupées russes et de la mise en abyme : ces mondes imbriqués sont borgésiens. Aussi m’a-t-il influencé dans l’idée que la fiction doit laisser des traces. Par exemple, dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, il s’agit d’une planète inventée presque comme un canular pour une encyclopédie apocryphe, ensuite elle prend pied dans la réalité ; à la fin de la nouvelle, le narrateur prend conscience que notre monde deviendra Tlön."

Le premier texte de L'art du vertige, Exfiltration, est la préface des Univers de Druillet, un recueil d'images paru chez Albin Michel en 2003. Et l'on y retrouve dès l'incipit la nouvelle de Borges : "Dans l’une de ses plus belles nouvelles, Tlön, Uqbar, Urbis Tertius, Jorge Luis  Borges raconte le remplacement de notre monde par un autre, né de l’imagination d’un groupe d’encyclopédistes démiurges. La jonction s’effectue d’abord dans un texte avant de s’étendre à tout le réel."

Allons un peu plus loin : "C‘est le monde où nous vivons. Les archivistes occultes suggérés par Borges existent bel et bien : ce sont les auteurs de SF qui, depuis deux siècles, accumulent les preuves de l’existence d’une multitude de réalités coextensives à la nôtre. Comme Homère, les grands créateurs devinent la forme étrange dans le chaos de la tradition dont ils sont issus ; ils la voient à l'oeil nu, comme un pan de nature originelle, et la célèbrent pour elle-même, tandis que le lecteur ou l’artiste mineur se lais­sent prendre au piège des représentations secondes."


N'est-elle pas également vertigineuse cette intrication entre les deux textes ? 

Ce vertige qui se donne à voir dans la dernière partie du quatrième livre de Trust, le journal intime de Mildred Bevel :

"Tache de soleil sur couverture. Chaque particule de lumière a voyagé du soleil jusqu'à mes pieds. Comment quelque chose d'aussi petit a pu parcourir une telle distance ? De près, le flot de photons ressemblerait à une pluie de météores. Mes pieds jouent avec. Le vertige de l'échelle (l'espace entre un photon et moi et une étoile) est un avant-goût de la mort." (p. 393)

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