dimanche 10 décembre 2023

Demande à la poussière

"Agitant à peine l'air léger, de son aile et de sa voix, l'ange la salue pleine de grâce avant que ne vienne le verbe. Avant de la bénir, avant de la bien dire, au moment de la dire, l'envoyé la trouve occupée, saturée par la grâce. Ensuite seulement, le Seigneur s'approche d'elle, réside avec elle. Avant qu'elle n'ait conçu, avant que le verbe ne vienne en elle, avant le langage et le concept, avant la virginité sans tache requise par le verbe et produite par lui, elle, la chair, elle, la mère, elle, la femme, elle, la sensibilité corporelle, vivait pleine de grâce."

Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, 1985, p. 219.

Après avoir dérivé sur Booz endormi, il me faut revenir à Michel Serres, à cette invocation de Marie pleine de grâce, à cette anaphore qui ne cesse de retentir dans ce livre de philosophie qui dédaigne de prendre allure de traité (il n'est que de voir la table des matières, nulle numération, nul chapitrage, mais quatre parties comme évangiles, VOILES/BOITES/TABLES/VISITE, sans doute pas par hasard quatre mots de six lettres, et puis une cinquième partie, détachée des autres : JOIE. La citation en exergue provient de TABLES, partie elle-même divisée en cinq : ESPRITS ANIMAUX - MEMOIRE - STATUE - MORT  - NAISSANCE). 

Mais si je reviens à Serres, c'est pour bifurquer à nouveau, car loin de vouloir entrer en discussion philosophique avec son texte - ce dont je me sens bien incapable - c'est d'accueillir un autre récit, j'ai hésité à dire "un autre poème", qui est mon souci. Dicté par les circonstances, parce que cela m'est advenu dans le même temps. Je vais dissiper rapidement cette obscurité. Il se trouve que j'interviens à la centrale de Saint-Maur, en qualité de bénévole (j'ai évoqué cela dans Maillage d'une étrange logique), et qu'en compagnie de celui qui pilote notre groupe nous nous y rendons depuis plusieurs semaines pour lire un roman à voix haute avec des détenus volontaires. Nous leur en avions proposé deux et c'est Demande à la poussière, de John Fante, qu'ils avaient choisi. Ce roman publié en 1939, je l'avais lu en août 1996, en avais gardé un très bon souvenir (il était préfacé par Charles Bukowski, qui défrayait la chronique à l'époque, ce qui m'avait peut-être mené à Fante), mais le détail s'était largement effrité avec les années. C'était donc pour moi comme une redécouverte.

Or le deuxième chapitre, lu dans la petite pièce austère de la prison, dans le même temps où je replongeais dans l'oeuvre de Michel Serres, me frappa par ses résonances. Le narrateur, une sorte de double de Fante lui-même dénommé Arturo Bandini, vient de débarquer à Los Angeles, bien décidé à s'y affirmer comme écrivain. Reste que pour l'instant c'est plutôt la misère, et il est bien heureux de recevoir dix dollars de la part de sa mère restée dans le Colorado. Une aubaine pour lui qui est en retard de paiement de loyer et qui surtout rêve d'avoir une expérience avec une femme : "J'ai vingt ans, j'ai l'âge de raison, j'ai le droit d'aller écumer les rues en bas pour me chercher une femme. Mon âme est-elle déjà salie, devrais-je rebrousser chemin, un ange veille-t-il sur moi, les prières de ma mère dissipent-elles mes craintes, les prières de ma mère me tapent-elles sur les nerfs ? " Rien que ce petit passage montre les affres que traverse Bandini, le débat intérieur auquel il est sujet, le mélange d'arrogance et de crainte qui le caractérise. Un souvenir plus ancien lui remonte en mémoire, où déjà s'illustrait le combat entre ses désirs charnels et son éducation catholique de fils d'immigré italien : "Une fois, à Denver, il y a eu un soir tout pareil, sauf qu'à Denver je n'étais pas encore auteur ; mais j'étais dans une chambre comme celle-ci, à faire des plans dans le même genre, un vrai désastre d'ailleurs, parce que tout le temps que j'ai passé dans cette autre chambre je n'ai pas cessé une seconde de penser à la Sainte Vierge, vous savez, tu ne commettras point l'adultère et tout ça, et la pauvre fille avait beau se donner beaucoup de mal, à la fin elle secouait la tête tristement et j'ai dû arrêter les frais, mais ça c'était il y a longtemps et ce soir ça ne va pas se passer comme ça."

Et voilà qu'il enjambe la fenêtre de sa chambre d'hôtel et remonte jusqu'en haut de ce quartier de mouise de Bunker Hill, où la poussière "joue les marchands de sable". Il sait qu'il est pauvre et que s'il a fui sa ville natale c'est qu'il espère devenir riche en écrivant un livre, et obtenir enfin l'estime de ceux qui le méprisaient, mais il se flagelle lui-même en pensée, et l'image religieuse est aussitôt convoquée : "T'es un lâche, Bandini, un traître à ton âme, un menteur dégonflé devant ton Christ en larmes. C'est pour ça que tu écris, et c'est pour ça qu'il serait nettement préférable que tu crèves."

Un menteur dégonflé devant ton Christ en larmes : le fragment mérite peut-être qu'on s'y attarde deux secondes. A quel épisode fait-il ici allusion ? Celui décrit dans l'épître aux Hébreux (5, 7) où Jésus se retire dans le jardin des Oliviers après la Cène et verse des larmes de douleur en pensant à la Passion prochaine ? Mais précisément, il est dit que Jésus se retire, il est seul alors et nul menteur dégonflé n'assiste à sa souffrance. Est-ce alors ce moment avant la résurrection de Lazare, où Jésus voit Marthe et les Judéens pleurer, et où ce qui suit est le verset le plus court du Nouveau Testament : Jésus pleure (11, 35) ? Je penche plutôt pour le troisième épisode, narré par Luc (19, 41) : près du mont des Oliviers, à l'entrée de Jérusalem : "Et il approche, il voit la ville. /Il pleure sur elle./ Disant : /Ah, si tu avais connu en ce temps décisif, toi aussi, les préludes à la paix !/Mais aujourd'hui ils sont cachés à tes yeux."(Traduction de Frédéric Boyer) Los Angeles, la cité des Anges, n'est-elle pas comme une Jérusalem moderne, ville pécheresse qui périra de ses fautes ?

La déambulation nocturne et solitaire de Bandini, encombrée de rêveries avantageuses, le conduit au quartier mexicain, "malade mais sans avoir mal". Et il "tombe sur l'église Notre-Dame". Il tombe, notez bien, comme par hasard, assurant n'y rentrer que "par raisons sentimentales" car, on ne la lui fait pas, il n'a pas lu Lénine mais la religion comme opium du peuple, il connait, il est athée, lui qui vous cause, il a lu l'Antéchrist, oeuvre capitale (et l'un des détenus, homme cultivé, de préciser alors qu'elle est de Nietzsche), il ouvre l'énorme porte et note tout de suite "la lumière éternelle, rouge-sang et cafouilleuse à cause d'un mauvais contact" et les "ombres cramoisies" qu'elle fait "sur un silence de près de deux mille ans". Il se fend d'une prière, "pour raisons sentimentales uniquement", une simple proposition à Dieu Tout-Puissant : "Vous faites de moi un grand écrivain, je rejoins le sein de l'Eglise. Et s'il Vous plaît, Mon Dieu, encore un petit service : faites que ma mère soit heureuse. Le Vieux je m'en fiche ; il a son vin et il a sa santé, mais ma mère se fait tellement de mourron. Amen." (Et consignant ceci, je repense à cette scène du film Alamo, dont j'ai vu la dernière heure sur C8 juste avant d'écrire cet article, et où, je rappelle pour les incultes, 187 combattants sont encerclés par les quelques 7 000 soldats mexicains du général Santa Anna, et vont se sacrifier pour la bonne cause texane :  lors de la dernière nuit, avant l'assaut terminal, une poignée de braves, sachant très bien la mort qui les attend, discutent gravement de la croyance ou non en ce Dieu Tout-Puissant).

Alamo, de John Wayne, avec Richard Widmark.

La porte de l'église tout juste refermée, un cliquetis de talons hauts retentit sur la Plaza noyée de brouillard. Une fille aborde Bandini. Il se débine (ce qui ne l'empêche pas de se fantasmer en prix Nobel relatant son expérience à un reporter, c'est très drôle mais je ne peux quand même pas tout citer). Il rebrousse chemin, aperçoit la fille parlant avec un grand Mexicain, les suit jusqu'à l'entrée de Chinatown, les regarde entrer dans un meublé, attend : "jusqu'à ce que l'enfer se mette à geler j'attendrai ; jusqu'à ce que Dieu me foudroie."(Où l'on voit que l'on ne quitte pas l'univers cultuel, et d'ailleurs cet enfer qui gèle me rappelle Dante avec son neuvième cercle où un immense lac gelé couvre le fond de l'enfer, les âmes des traîtres y sont encastrés dans la glace).

Il est trois heures du matin, attendons nous aussi le jour prochain pour finir cette petite dérive sur Fante.

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