mardi 12 décembre 2023

Fante/Dante

"Jusqu'à ce que l'enfer se mette à geler j'attendrai ; jusqu'à ce que Dieu me foudroie."

John Fante, Demande à la poussière, 10/18, 1986, p. 34


Relisant Demande à la poussière sous l'angle des références religieuses qui parcourent son second chapitre, je ne m'attendais pas à retrouver Dante et sa Divine Comédie. A vrai dire, je ne suis pas certain que Fante lui-même ait consciemment voulu cette connexion. L'imagerie traditionnelle de l'enfer étant plutôt associée à une rôtissoire, Bandini, son narrateur, doit signifier simplement par là qu'il est prêt à attendre un temps indéfini. Cependant il ajoute "jusqu'à ce que Dieu me foudroie". Et là on peut se remettre à douter. Car qui trouvons-nous au neuvième cercle de l'enfer, bloqué dans le lac gelé ? Lucifer, l'ange rebelle déchu, précipité par Dieu dans l'abîme, ainsi que Luc le rapporte dans son évangile : soixante-dix disciples reviennent vers Jésus avec joie en disant : "Seigneur, même les démons sont sous nos ordres, en votre nom." "Et il leur dit :/ Moi, je fixais le Satan, l'Adversaire /comme un éclair tombé du ciel."(10, 18)

La chute de Lucifer, Gustave Doré

Le lac gelé se nomme Cocyte. Déjà dans la mythologie grecque, le Cocyte est un fleuve des Enfers, affluent de l'Achéron ou du Styx selon les versions. Son nom en grec ancien est Κωκυτός / Kôkytós, « qui naît des larmes », car il est alimenté par les larmes des damnés. Il est intéressant de retrouver ce thème des larmes abordé à l'article précédent avec les larmes du Christ. Le texte de Dante y fait allusion à plusieurs reprises.

« Dites-moi, vous qui serrez si fort vos poitrines »,
leur dis-je, « qui êtes-vous ? » Ils tournèrent le cou ;
et quand ils eurent redressé leurs visages,
leurs yeux, qui n’étaient mouillés qu’au-dedans,
ruisselèrent sur leurs lèvres ; le gel durcit
les pleurs entre eux, et les referma. (Enfer. 32, 43-48)



Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer, 1861, Gustave Doré, Huile sur toile, 3,15 x 4,50 m, Bourg-en-Bresse, Musée du monastère royal de Brou

Dante et Virgile parviennent au fond de l'entonnoir infernal, au centre de la terre, et devant eux se présente Lucifer, gigantesque et horrible, porteur de trois têtes et de deux grandes ailes sous chacune des têtes produisant un vent glacé. "Lucifer, écrit Jacqueline Risset (dans son Dante écrivain ou l'intelletto d'amore), est vraiment un moulin à vent, à la fonction réfrigérante. Les six yeux produisent des larmes, qui coulent le long du corps, mélangées à la bave sanguinolente qui sort des trois bouches, occupées à dévorer chacun un damné : ce liquide est aussitôt gelé par le vent des ailes, et va former la glace qui tapisse l'Enfer."



 Vincenzo La Bella - La Divina Commedia : novamente illustrata da artisti italiani, Florence, Alinari, 1902-1903, p. 132. Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales, Collection générale, PQ 4302 F02 1902


"Production mécanique, répétitive, poursuit Jacqueline Risset (les larmes de Lucifer sont parodies de vraies larmes ;  sécrétions corporelles incontrôlées, elles indiquent la qualité inconsciente et paralysée du désespoir de l'Ange tombé), elles contribuent, par ce cycle qu'elles alimentent, à une définition du mal comme activité industrielle dans l'acception de répétitivité immuable, et morte (antithèse de la joyeuse créativité naissante qui préside à l'animation divine du Paradis)."

Pour en finir (provisoirement, je ne suis pas encore au bout du second chapitre du roman de Fante), l'attracteur étrange avait placé la fin de l'article précédent en regard d'un site de la colonne Autres sentes, dont le nom ne pouvait pas mieux s'inscrire dans la perspective de l'Enfer glacial :




L'article de la revue Terrestres intitulé La chair des glaciers est signé par Jean-François Delhom, auteur d'un livre  Glace : dans le ventre des glaciers,  aux Éditions Favre, 2023, dont des extraits sont ensuite donnés, accompagnés de quelques très belles photographies.
"Je ne m’intéresse pas aux panoramas, situations panoptiques où le point-de-vue est le même pour tous ceux qui viennent occuper ce centre, quelques fois standardisé par une table d’orientation, ou marqué du symbole « protecteur » du drapeau ou de la croix. Je m’intéresse à cette aptitude qu’est le regard, lequel requiert tantôt que l’on s’approche, tantôt que l’on prenne du recul, rarement que l’on surplombe. J’aime pouvoir faire demi-tour, changer de programme. Ma destination n’est pas un but mais un prétexte. Je n’ai pas besoin d’atteindre ma cible, je n’ai pas de cible. Je suis celui qui louvoie, je suis celui qui s’attarde."

            Léonard Cornuz dans le “moulin principal” du Glacier de la Plaine Morte. 29 novembre 2020.

 

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