jeudi 14 décembre 2023

Je cherche le visage que tu avais avant que le monde ne soit créé

J'ai terminé l'article précédent Fante/Dante sur cette coïncidence spatiale : l'évocation du lac gelé, le Cocyte infernal de la fin de l'Enfer de Dante jouxtant l'annonce d'un billet de la revue en ligne Terrestres consacré à un livre sur les glaciers. J'avais cité un passage de l'auteur, Jean-François Delhom, photographe,  philosophe et glacio-spéléologue, où l'on pouvait lire ceci : "Je ne m’intéresse pas aux panoramas, situations panoptiques où le point-de-vue est le même pour tous ceux qui viennent occuper ce centre, quelques fois standardisé par une table d’orientation, ou marqué du symbole « protecteur » du drapeau ou de la croix. Je m’intéresse à cette aptitude qu’est le regard, lequel requiert tantôt que l’on s’approche, tantôt que l’on prenne du recul, rarement que l’on surplombe." Ces mots sonnaient de façon familière à mes oreilles, j'avais en somme déjà entendu ça quelque part, et ce quelque part je sus vite où il se tenait : au sein de Mon année dans la baie de Personne, le grand oeuvre de Peter Handke, que j'ai évoqué dans Nés un 6 décembre. Je retrouvai rapidement le passage précis qui m'importait :

"Depuis mes années passées dans les vignobles, d'où l'on voyait Vienne, les collines de la forêt viennoise et la plaine pannonienne qui s'étendait à l'infini, j'avais gardé un sentiment de malaise devant tout panorama, tout belvédère (la rue où j'étais locataire à Sievering s'appelait d'ailleurs "Bellevue"). Parfois, quand je restais longtemps à regarder ce spectacle, je partageais, toutes à la fois, les souffrances, les crispations et les agonies qui avaient lieu au-dessous, dans les chambres de l'hôpital, et je comprenais ce voisin qui, durant les mois d'hiver, voyait dans les rangées des vignes nues montant et descendant devant sa baie panoramique les croix d'un cimetière (...). (p. 186)

Les panoramas sont tellement choses courues, qu'il est singulier de rencontrer presque dans le même moment deux contempteurs du phénomène. En définitive, c'est Fante/Dante/Handke qui aurait dû faire titre, fameux tiercé. Les choses auraient pu s'arrêter là, mais le lendemain matin l'attracteur étrange ne laissa aucun répit. Ce fut tout d'abord cette émission nullement cherchée mais qui s'afficha à l'instant exact où j'allumai la télévision le 11 décembre : 


L'empreinte des glaciers : ce que montrait le documentaire de Michael et Rita Schlamberger, je le retrouvais le même jour dans l'entretien publié dans Télérama avec le géochimiste Jérôme Gaillardet. Pas un inconnu pour moi, car j'avais lu son formidable essai, La Terre habitable ou l'épopée de la zone critique fin octobre (et j'avais d'ailleurs prévu dès ce moment-là de lui consacrer un article). Ce qui m'avait diablement passionné dans son approche c'est tout d'abord une définition renouvelée du "vivant", qu'il reprend dans l'entretien : "L’écologie se focalise sur les vivants, on parle d’ailleurs beaucoup des « penseurs du vivant », alors que nous devons penser un tout, un système-Terre où s’associent des vivants et des non-vivants. Et qu’entend-on, au juste, par « vivants » ? Pour moi, les roches sont vivantes. Elles sont animées, elles se forment et se déforment. Elles respirent non pas de l’oxygène mais du gaz carbonique, comme l’a montré un immense savant, Jacques-Joseph Ebelmen (1814-1852). C’est l’une des transformations majeures qui rendent la Terre vivable : les roches de la croûte terrestre absorbent le CO2 de l’air que les volcans y injectent et le transforment, sous forme de roches sédimentaires. Les falaises du Vercors, ou les calcaires avec lesquels sont construits les plus beaux bâtiments de Paris, contiennent un air atmosphérique que nos lointains ancêtres, primates, dinosaures, ont respiré… L’altération des roches purifie l’air des rejets volcaniques mais elle donne aussi naissance à la poussière, à l’argile de nos terres. Et cette transformation libère les nutriments chimiques sans lesquels nous ne pourrions vivre — calcium, potassium, phosphore, etc."

Et, un peu plus loin, à cette remarque du journaliste :  "Un fleuve est une montagne en mouvement, écrivez-vous…" Il répond"Cette image m’est venue lors d’une visite à la Fondation Luma, à Arles [composée d’usines ferroviaires rénovées et d’une tour conçue par l’architecte Frank Gehry, ndlr]. Dans les anciennes halles SNCF, le sol est fait de terre battue. J’étais avec l’anthropologue et philosophe Bruno Latour, à qui j’ai dit : « Ce sol, ce sont des poussières glaciaires, provenant des Alpes et apportées par le Rhône. » Un géologue qui a l’œil entraîné reconnaît immédiatement un matériau produit par des glaciers : c’est très fin, semblable à de la farine. Les glaciers sont un des meilleurs agents de broyage, rien ne leur résiste ! Quand on étudie l’Amazone par exemple, on voit que 90 % des sédiments transportés par le fleuve vers l’Atlantique proviennent des volcans de la cordillère des Andes, de l’usure des montagnes, à des milliers de kilomètres. Lorsqu’on marche dans la boue du delta, on piétine les Andes pulvérisées. "(C'est moi qui souligne)


Le jour suivant, le 12 décembre, le nouveau numéro de Télérama s'ouvrait avec un entretien avec la glaciologue Heïdi Sevestre. Où l'on peut lire notamment ceci :

"En quoi les glaciers sont-ils indispensables à la vie sur Terre ? 

Aux yeux des scientifiques, ce sont des baromètres du climat. En voir un reculer, ce n’est jamais de bon augure. Cela veut dire que quelque chose cloche au niveau des températures et des précipitations. Mais ils ont aussi une autre fonction : ce sont parmi les meilleurs châteaux d’eau sur Terre. Pendant la saison chaude, leur fonte donne de l’eau douce qui nous est fournie gratuitement. C’est quand même magique ! On utilise ces sources pour produire de l’électricité ou pour irriguer les champs. Pensons au Rhône, par exemple, qui est alimenté par des glaciers. Ce fleuve dessert le plus grand bassin agricole en France et refroidit les centrales nucléaires installées dans la vallée."


Des panoramas à Télérama, en quelques heures les glaciers avaient donc envahi mon champ de perception. Le Los Angeles poussiéreux et miséreux de John Fante m'avait reconduit à Dante et fait bifurquer sur Peter Handke. En poursuivant la lecture d'Une année dans la baie de Personne, je découvris que cette dérive avait des soubassements profonds. Handke consacre en effet de nombreuses pages à décrire son attirance progressive pour la banlieue parisienne, une attirance qui va bien au-delà d'un simple penchant sociologique, historique ou culturel, elle prend ancrage dans la matière même de ses sols : "Je lus les divers historiques de l'endroit et me procurai - mais il me fallut pour cela aller à l'Institut géographique national, à Paris - une carte géologique de la région, pour avoir présente à l'esprit, couche par couche, la base sur laquelle je me mouvais. " (p. 208) On ne s'étonnera pas dès lors de voir l'écrivain attentif à la couleur des crépis des maisons, à leur texture, à leur grain : "Plus je m'approchais des pierres de la maison de banlieue et les observais, les touchant souvent du nez, plus devenait tangible pour moi, dans ce seul objet, une planète entière, comme très longtemps auparavant dans une goutte de pluie sur la poussière jaune-brun-gris-blanc d'un chemin, qui dans mon enfance m'avait ouvert le monde pour la première fois. Et ce n'était pas une planète étrangère, mais celle d'ici, la Terre, et elle était parfaitement paisible." (p. 209-210)

On pourrait mettre pratiquement en parallèle les paroles du géochimiste avec les écrits de l'auteur :

Jérôme Gaillardet : "Si on regarde la Lune avec des jumelles, on voit qu’elle est recouverte de cratères, trace des météorites qui lui sont tombées dessus. La Terre a connu les mêmes chocs. Simplement, elle a tout nettoyé, grâce à des mécanismes de réparation. Comme notre peau régénère ses cicatrices, la « peau » de la Terre se refait constamment. Cette notion de cyclicité est consubstantielle à la zone critique : celle-ci n’est pas un objet statique mais fondamentalement dynamique, sans cesse en train d’être construit et déconstruit."

Peter Handke : "De la même façon se creusait maintenant dans la pierre de construction un cratère, frais au toucher du bout du doigt, des arêtes pointaient, l'observateur, en se déplaçant au-dessus de la seule distance de ses cils, lorsque roulaient de manière à peine perceptible les particules emportées par les intempéries, était inondé par un sentiment de protection, la lueur pleine de sens caché aux renfoncements qui bordaient les chemins creux du pays natal reprenait vie.
Cette Terre en miniature avait aussi la particularité, à l'observation, de se révéler peuplée, même si ce n'était que par des animalcules gros comme une tête d'épingle, suspendus là à un fil depuis une falaise, sur la pente opposée, au-delà des sept montagnes, tous deux rappelant Robinson et vendredi." (p. 210)

Ce texte de 1994, qui ne sacrifiait rien à l'actualité de l'époque, se révèle étonnamment contemporain par son attention à la complexion même des choses. A aucun moment, il ne revendique une quelconque scientificité, ou même une sensibilité qu'on pourrait qualifier d'écologique, mais il parvient tout de même à susciter des échos troublants en ce temps où l'habitabilité de la Terre est remise en question. On voit le narrateur délaisser les chroniques et les histoires locales, ne se satisfaisant pas, écrit-il, de ce qui n'était qu'intéressant ou digne d'être su : "Au contraire, j'étais réchauffé par l'étude des formes minérales et de leur interaction, pas seulement celles de l'endroit, pour lesquelles je n'vais le plus souvent aucun mal à suivre quand le manuel ne consistait qu'en mots clefs, sans phrases complètes. Les gorges de montagne, les terrasses de rivières, les dunes mobiles se transformèrent ainsi en images vivantes. Leur compréhension me libérait de toutes mes fatigues, je sentais en moi une conscience très claire, comme cela n'avait peut-être été le cas jusque-là que dans l'étude du droit romain, je me sentais incorporé à la planète et inversement." (p. 231, c'est moi qui souligne)

Peter Handke

Et l'on retrouve même le glacier un peu plus loin, dans cette partie qu'il nomme Histoire du chanteur :

"A la vue des terrasses étagées dans la région rocheuse se transmirent à lui les secousses avec lesquelles le glacier s'en était retiré jadis, jusqu'à disparaître complètement, tant étaient basses les montagnes d'Ecosse. Tout cela s'était produit de manière invisible. Mais il fallait bien que quelqu'un l'ait vu, de ses yeux, cela se sentait encore ? De quelle sorte d'yeux ? Une de ses chansons s'appelait "Je cherche le visage que tu avais avant que le monde ne soit créé." (p. 310-311)

Aucun commentaire: