mercredi 6 décembre 2023

Nés un 6 décembre

"Ce jour-là, tout s’arrêtait, y compris le temps. Le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas, nous attendions sa venue avec une terrible frénésie. Elle s’opérait en deux temps. La nuit, d’abord, au domicile de chaque famille. Après que nous avions déposé, avant de nous coucher, nos lettres personnalisées dans la cheminée, à côté d’un petit verre d’alcool pour lui permettre de lutter contre le froid de la nuit hivernale et d’une carotte pour son âne, il profitait de notre sommeil pour descendre secrètement y déposer ses cadeaux. Et je me souviens encore de l’émerveillement ressenti – je devais avoir 6 ou 7 ans – lorsqu’en accourant de ma chambre, l’un de ces matins enneigés, j’entendis le bourdonnement d’un petit train électrique qui faisait ses rondes devant un verre d’alcool mystérieusement avalé… [...] Mais pour moi, ce jour béni ne s’arrêtait pas là. Après la surprise du matin devant la cheminée et le cérémonial de l’école, voilà que le soir même prenait place une fête supplémentaire pour l’anniversaire de ma sœur. Fanny, c’est son prénom, est née deux ans avant moi, un 6 décembre ! Et la magie de Saint-Nicolas s’est donc accolée dès l’enfance à l’expérience de la fraternité, d’une fraternité essentielle, où, pour le dire d’un mot, j’ai fait l’expérience de la synthèse miraculeuse de l’amour et de l’amitié."

Martin Legros, La lettre de Philosophie magazine, 5 décembre 2023*

Pour Kid,


Peter Handke est né le 6 décembre 1942 à Griffen, village du sud de la Carinthie, en Autriche. Il est le fils d’une cuisinière slovène et d’un soldat allemand. Peu avant sa naissance, sa mère, dont il contera le suicide dans Le Malheur indifférent, épouse un sous-officier de la Wehrmacht, un homme alcoolique et brutal qu'il détestera.
J'ai commencé à lire Mon année dans la baie de Personne**, paru chez Gallimard en 1997. Hier, je tombai sur ce passage :
"J'ai vu ensuite en ce secteur particulier de la forêt une prairie humide, ce qu'il n'est sans doute pas - il faudrait qu'il coule de l'eau dans la dépression - et je lui ai donné le nom d'un peintre, "le pré de Poussin".
Au début, je m'y représentais encore les scènes que figurent ses tableaux : des personnages qui dansaient, deux hommes qui portaient, suspendus à un bâton allant de l'un à l'autre, des amas de grappes de raisins aussi gros qu'eux, un homme et une femme au bord d'un champ de blé estival, et tout cela sur la claire et vaste prairie au fond du creux, à laquelle cela donnait quelque chose d'un lieu de passage. " (p. 160)

 Le premier tableau évoqué ne peut être que l'Automne.

Nicolas Poussin. L’Automne ou La Grappe de raisin rapportée de la terre promise (1660-64)
Huile sur toile, 118 × 160 cm, musée du Louvre, Paris.

L'homme et la femme au bord d'un champ de blé estival sont sans aucun doute Booz et Ruth, au premier plan du tableau de L'Eté

Nicolas Poussin. L’Été ou Ruth et Booz (1660-64)
Huile sur toile, 118 × 160 cm, musée du Louvre, Paris.

Quelle étrangeté de retrouver une nouvelle fois, alors que rien ne semblait l'annoncer, mention de ce couple Ruth et Booz qui m'occupe depuis le 28 novembre, ma date anniversaire. Etrange aussi de voir associé à ce "pré de Poussin" le souvenir de bombardements, autre thème fort de ces dernières semaines :

"Mais souvent le pré de Poussin disparaît avec la lumière du matin, ou il semble à midi tellement rétréci que la crête et le creux pourraient n'être que l'un des mille cratères de bombes laissés par les raids sur Vélizy en 1944, dont les victimes sont enterrées dans le cimetière qui se trouve un peu plus haut sur le flanc, et je ne vois plus guère de Poussin, dans les buissons, que son Eurydice, au moment où elle est mordue par le serpent létal." (p. 162)

Paysage avec Orphée et Eurydice - Nicolas Poussin - Musée du Louvre


Paysage avec Orphée et Eurydice (détail)

« Il y a du cauchemar dans le plus beau rêve, et précisément parce qu'il est beau de cette façon oublieuse : comme dans le Paysage au serpent de Poussin, que j'évoquais l'autre jour, où l'on peut certes chérir ces grands horizons qui apaisent, ces constructions magnifiques, là-bas, sous les nuées paisibles de l'été qui n'a pas de fin, mais dont on ne doit pas ignorer qu'un drame s'y joue, au centre même, cette attaque de l'homme par le monstre qui matérialise l'angoisse qu'accumule tant de beauté. Oui, il faut savoir reconnaître l'omniprésence du vide, l'obsession de la mort vécue comme vide, comme néant, sans compensation, sans plénitude, dans la plénitude apparente de ces trop belles images».

Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Entretiens avec Bernard Falciola, Mercure de France (1990) pp.29-30 et 33

*

Cent un ans plus tôt que Peter Handke, le 6 décembre 1841, naissait Frédéric Bazille, à neuf heures du soir, au n°11 de la Grand'Rue,  hôtel Périer,  l'une des plus belles demeures anciennes de Montpellier. Fils de Gaston Bazille, âgé de 22 ans, et de Camille, née Vialars, qui en a vingt, tous deux appartenant à la haute bourgeoisie protestante de la ville. J'ai évoqué Bazille dans l'article précédent, et c'est tout à fait incidemment, en examinant sa biographie, que j'ai découvert sa date de naissance le 6 décembre.

Il se trouve que Michel Hilaire, le directeur du Musée Fabre de Montpellier, a écrit un texte, à l'occasion du colloque « Voyages », organisé par l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier le 22 novembre 2019, texte intitulé L’idéal classique du paysage de Poussin à Bazille. Il y écrit que "Bazille est un classique dans l’âme, capable de renouveler avec génie la grande leçon de Poussin poursuivie par Corot. Sa touche est solide, compacte, vivante, moins allusive que celle de son ami Monet. Il ne perd jamais de vue la structure interne du paysage et va à l’essentiel comme dans ses Remparts d’Aigues-Mortes (musée Fabre) qui datent du printemps 1867." Dans une lettre de 1869 à son cousin Louis Bazille, le jeune peintre affirme que pour lui "Corot est le premier des paysagistes passés et présents, et l’un des premiers peintres français.

"Cette admiration, poursuit Michel Hilaire, Bazille trouvera encore le temps de la manifester dans son ultime chef- d’œuvre réalisé durant l’été 1870, peu de temps avant son engagement pour la guerre franco-prusienne. Bazille est seul dans la propriété familiale du domaine de Méric à Montpellier. Il revisite une dernière fois les lieux de son enfance qui lui sont chers, les rives désertiques du Lez, scandées par les troncs squelettiques des peupliers blancs. La simplicité et la majesté de la composition, la fraîcheur de la vision, l’incandescence de la lumière montrent que jusqu’à la fin Bazille est soucieux de régénérer les formules héritées des grands maîtres. L’inflexion classique dans son œuvre, relevée à plusieurs reprises par les historiens d’art, est ici clairement revendiquée. Bazille, à la veille de la révolution impressionniste, invente une modernité qui lui est propre, qui clôt d’une certaine façon une tradition vieille de plusieurs siècles et jette un pont vers l’avenir en direction de Cézanne qui ambitionnait comme on sait de faire du « Poussin sur nature ».

Frédéric Bazille, Paysage au bord du-Lez, 1870, Minneapolis, Institute of Art


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Enfin, passons de Bazille à Bartt, le 6 décembre 1968, naissait à Tours mon ami Nunki.

« Grâce à Dame tortue voici comment Nunki Bartt fut conçu «                      Poscas sur bristol

Le gaillard, quand il ne promène pas son mâtin Moon sur les rives indriennes, dessine, peint mais écrit aussi. Je ne saurais trop recommander d'aller vagabonder sur Baoubaxter, où cet ancien étudiant des Beaux-Arts, ex-marin et ex-ouvrier viticole, rimbaldien dans l'âme et walsérien dans le corps (ou bien est-ce le contraire) distille à l'alambic de ses souvenirs une littérature fantasque et intranquille.



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* Un peu plus loin, dans cette lettre, Martin Legros évoque un texte de Claude Lévi-Strauss, Le père Noël supplicié, paru dans Les Temps modernes, en 1952 : "Les catholiques brûlaient alors l’effigie du Père Noël quand des intellectuels de gauche dénonçaient un mythe créé par la société de consommation. Dans une magistrale leçon d’anthropologie structurale appliquée, Lévi-Strauss démontre que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée par les adultes aux enfants, mais une forme d’échange, « le résultat d’une transaction fort onéreuse » : en comblant les enfants de leur générosité, les vivants règlent leurs comptes avec les morts !"
Claude Lévi-Strauss, soit dit en passant, né comme moi un 28 novembre (1908).

** Pour compléter l'intrication ici des dates et des thèmes, j'ajoute que ce livre m'a été prêté par Nunki le 28 novembre. Il se trouvait dans sa maison-atelier de Déols, où nous allâmes ce jour-là pour déplacer une grosse branche de noisetier que la tempête avait fait tomber dans le jardin du voisin.

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