L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère.
Arthur Rimbaud, Adieu, in Une saison en enfer
La Nuit du chasseur, aujourd'hui reconnu unanimement comme un des chefs d'œuvre du cinéma mondial, fit pourtant un four à sa sortie en 1955, en Amérique comme en Europe. Il restera la seule réalisation de l'acteur Charles Laughton. François Truffaut en parle alors comme d'un "petit film très agréable", mais ajoute cruellement : « La mise en scène titube du trottoir nordique au trottoir allemand et ne parvient pas à traverser dans les clous plantés par Griffith. » C'est le destin singulier de certains films qui sortent dans l'indifférence ou le mépris avant de devenir, au fil du temps, de ces films qu'on appelle cultes, qui ne cessent ensuite d'inspirer une foule de créateurs divers. Parmi lesquels mon ami Nunki Bartt : il se souvint avoir réalisé pour le festival Chapitre Nature, qui se tenait alors dans la ville du Blanc, un grand kakémono qui fut exposé près de l'hôtel de ville. Au bas de ce kakémono, était représentée la barque du film avec les deux enfants.
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Hier, le motif de la barque traversa encore par deux fois ma journée. Ce fut tout d'abord en achevant la lecture du Poètes d'aujourd'hui de Jean Quéval consacré à Max-Pol Fouchet. Le numéro 106 de la collection sorti en 1963. J'avais alors trois ans, autant dire que ce n'était pas une nouveauté que je tenais dans mes mains. Il faut que je dise deux mots sur Max-Pol Fouchet car je suis bien certain que ce nom ne dit plus grand chose à personne. Ecrivain, poète, critique d'art et homme de télévision à la grande époque de Lectures pour tous, il eut portant une notoriété certaine, et son oeuvre est considérable. Mais l'absence sans doute d'un titre marquant, d'un best-seller, l'a petit à petit fait tomber dans un injuste oubli. J'avais découvert son nom à travers la très intelligente postface qu'il écrivit pour Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry. Tiens, en voilà une oeuvre-phare, qui passe et passera encore gaillardement les décennies. Max-Pol Fouchet jetait sur ce roman flamboyant et énigmatique des lumières bienvenues pour le jeune lecteur que j'étais. On peut la relire encore cette postface, elle n'a pas pris une ride.
Ce n'est que l'année dernière que j'ai retrouvé Max-Pol Fouchet, avec une préface cette fois, à une autre oeuvre de premier plan, Entre les actes de Virginia Woolf. Je m'intéressai alors de plus près à l'écrivain, à sa biographie, découvrant qu'il était né le 1er mai 1913 à Saint-Vaast-la-Hougue. Son père l'avait fait baptiser laïquement en pleine mer, entre France et Angleterre, sur un voilier nommé Liberté, une goutte de calvados déposé sur la langue par les pêcheurs. Ce père, comédien devenu armateur, qui, parce qu'il ne voulait pas porter les armes, devint ambulancier en première ligne pendant la guerre de 14, et fut grièvement gazé près de Verdun pour avoir tenu à secourir des blessés allemands. Il ne retrouvera jamais la pleine santé et ira s'établir, comme on le lui avait conseillé, en Algérie, pays de soleil. A Alger, Max-Pol fera la connaissance d'Albert Camus, né la même année que lui. Une amitié forte qui se dissoudra pourtant quand Camus lui ravira sa fiancée, Simone Hié.
Il faudra une nouvelle rencontre d'apparence fortuite pour que je me penche enfin avec attention sur l'oeuvre du poète. L'occasion en fut donnée par le centenaire de cet autre poète, Henri Pichette, né à Châteauroux le 24 janvier 1924. L'ami Francis Labbaye, qui avait découvert Pichette il y a quelques années, voulait profiter de l'événement pour le faire un peu mieux connaître. Une lecture de textes fut programmée au Chauffoir le vendredi 24, et il m'offrit d'y participer. Nous nous vîmes deux semaines avant et décidâmes de deux ou trois poèmes que je pourrais lire. Il me prêta par la même occasion un petit livre rare, publié en 1950 chez L'Arche, qu'il avait eu beaucoup de peine à trouver :
La Lettre Rouge était adressée à Max-Pol Fouchet. Pichette était alors un jeune homme de vingt-six ans, encore auréolé de la création de sa pièce Les Epiphanies, avec Gérard Philipe et Maria Casarès,au Théâtre des Noctambules (que Gérard Philipe avait loué à ses frais - la pièce aurait dû être créée au Théâtre Édouard-VII, mais le directeur, Pierre Béteille, après avoir assisté à une répétition, avait déclaré qu'elle n'était pas "dans la ligne" de son théâtre). On peut consulter sur cette affaire qui tourna au scandale un excellent dossier mis en ligne sur Gallica. J'en extrais ce seul article de René Barjavel, qui rend justice au talent du poète sans pour autant y voir une oeuvre théâtrale digne de ce nom :
La Lettre Rouge, écrite à Paris à l'été 1947, participe du même torrent verbal que les Epiphanies, avec la même luxuriance lexicale, le même verbe souvent vindicatif et batailleur. Juste un extrait qui donne le ton :
"IL FALLAIT, parmi les inexorables vaisseaux d'or et les bouteilles de sang, les lambris plaqués aux ciels de chaque hémisphère, et surtout dans la boue de ce siècle où l'atavisme compte des souteneurs navrants, IL FALLAIT pratiquer la levée du corps poétique. Ce sont les Epiphanies."
A cette épître souvent obscure, Max-Pol Fouchet, qui dirigea longtemps la revue poétique Fontaine, depuis Alger, pendant l'Occupation, en prenant parfois des risques certains, Max-Pol Fouchet donc répond longuement sur un ton beaucoup plus posé. Il reconnait le poète : "vous aviez le visage que j'attendais, celui d'un jeune barbare sonore bien acquis à réveiller le bruit lui-même. (...) Je salue vos poèmes comme des caravanes." Mais il ne s'en laisse pas conter : "Vous ne croyez pas au poème. J'y crois. Désespérément, sans doute, mais pleinement. [...] Dans Le point vélique, inédit encore, votre avance m'apparaît dans toute sa verdeur, au lieu que les comminations de Lettre rouge me laissent souvent aux franges de l'indécis." Il faudrait citer bien d'autres passages, et il est bien clair que la suite de l'œuvre de Pichette donne raison à Fouchet. Avec ses Odes offertes, ses Ditelis du rouge-gorge, Pichette renonça de glisser sur la pente où l'entraînaient ses Apoèmes - dont on peut d'ailleurs douterqu'ils se justifient pleinement du préfixe privatif.
Pour tout dire, je trouvai qu'il y avait dans la prose de Max-Pol Fouchet plus de poésie que chez Pichette, et plus de réelle pensée. Pour reprendre Barjavel, il y avait plus de graine chez l'un que chez l'autre. Mais je m'en veux maintenant de comparer, j'ai été heureux de dire le 24 janvier les poèmes de Pichette, et même un large extrait de l'un de ses Apoèmes, c'est un grand et authentique poète, mais c'est chez Fouchet que je cherchais maintenant substance et matière à méditation. J'allai à la médiathèque, faisais exfiltrer des magasins où bien sûr ils se reposaient, deux livres, le Queval et un recueil de textes écrits par ses amis vingt ans après sa mort à Vézelay en 1980, Max-Pol Fouchet, ou le passeur de rêves, publié au Castor Astral.
Je suis bien loin de ma barque. L'ai-je oubliée ? Non, il a fallu ce long préambule pour situer son apparition, son épiphanie, pourrais-je dire. Dans cet extrait de Portugal des Voiles, récit de 1958, reproduit par Jean Quéval. Max-Pol y parlait de Nazaré, il n'était pas question de surf à l'époque, les seules planches qui prenaient la mer étaient alors celles des barques des pêcheurs :
"Ici, à Nazaré, l'homme et la mer ne font qu'un. A leur alliance ne préside nul romantisme, mais la seule dure nécessité de vivre. Au matin - voire au cours de la nuit, quand le chamador, celui qui épie le passage des bancs, frappe aux portes du village endormi pour l'avertir - les hommes retrouvent les barques. Elles sont lourdes, avec leur poupe carrée, leur avant massif, et bientôt plus lourdes, lorsqu'on y charge les filets. On doit les pousser vers l'eau. On s'arc-boute, on les force dans leur immobilité, avec les bras, les jambes, le dos, les reins. Au bord des vagues, c'est l'obstacle. L'Atlantique gonfle ses muscles, prêt à rejeter la coque qui l'affleure. Un combat commence, corps à corps."
Le poète était aussi photographe. Le passeur de rêves me donnait une de ses photos prises sur cette côte farouche.
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En avais-je fini avec les barques ? Non, en ce dimanche solitaire, je me saoulai de lectures et revins vers la trilogie savoyarde de John Berger, que je déguste à petites lampées comme un génépi de haute lignée. C'était le dernier texte du second volume, Une fois en Europa. Ça ne se passait pas en montagne, mais à Venise, une escouade de musiciens du village y venait en car. L'un deux, Bruno, prend le vaporetto pour aller à une fête du parti communiste sur l'île de la Giudecca. Il y rencontre Marietta, une jeune fille de Mestre, aux sandales blanches et au chignon noir. Une idylle se noue, qui les conduit sur un quai pavé dominant la lagune vers Murano. Elle s'assit à l'arrière d'une gondole abandonnée. Il la rejoint. Les voilà allongés sur le tapis de jonc au fond de la gondole.
"Si on chavire, tu sais nager ? s'enquit-elle.
Non.
Oui, Bruno, oui, oui, oui...
Puis ils restèrent allongés sur le dos, pantelants.
Regarde les étoiles. Elles ne te donnent pas l'impression d'être tout petit ? dit-elle.
Les étoiles baissent les yeux vers nous, poursuivit-elle, et je pense parfois que tout, absolument tout sauf le meurtre, met si longtemps parce qu'elles sont très loin.
L'autre main de Bruno traînait dans l'eau. Elle lui mordit l'oreille.
Le monde change si lentement. La main mouillée de Bruno saisit un sein.
Un jour il n'y aura plus de classes. J'y crois, pas toi ? murmura-t-elle en attirant la tête de l'homme vers son autre sein.
Le bien et le mal ont toujours existé, dit-il.
Nous progressons, tu ne trouves pas ?
Tous nos ancêtres ont posé la même question, dit-il, toi et moi ne saurons jamais en cette vie pourquoi le monde est ainsi fait. Il la pénétra encore. La gondole claqua contre l'eau, éclaboussa l'air." (p. 391-392)
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