lundi 21 février 2022

D'Ernst Jünger et du Baroudeur

"J’ai besoin de chaleur, il fait très bon ici, n’est-ce pas ? […]." K. ne répondit rien ; ce n’était pas précisément la chaleur qui le gênait, mais plutôt cette lourde atmosphère qui l’empêchait presque de respirer ; la chambre ne devait pas avoir été aérée depuis longtemps. Ce désagrément s’accrut encore pour K. quand le peintre le pria de prendre place sur le lit […]. Titorelli parut même ne pas comprendre pourquoi K. restait sur le bord du lit ; il lui dit de ne pas se gêner, de s’installer confortablement, et, le voyant hésiter, il alla lui-même l’enfoncer dans les oreillers et les édredons. Puis il revint à sa sellette et posa enfin, pour la première fois, une question positive qui fit oublier tout le reste à K. : 
— Etes-vous innocent ? demanda-t-il.
— Oui", dit K. […] Je suis complètement innocent. 
— Ah ! ah !" fit le peintre en inclinant la tête avec un air de réfléchir. 
Puis il la releva subitement et dit : 
"Si vous êtes innocent, la chose est donc très simple ."

Franz Kafka, Le Procès, tr. Alexandre Vialatte

Le 17 septembre 1992, je notais ce commentaire d'Alexandre Vialatte, dans La porte de Bath-Rabbim : "nul mieux que Chagall ne ferait léviter sur les escaliers le K. et le Titorelli des Variantes du Procès, quand ils montent et descendent suspendus dans l'espace. Nul ne les tiendrait mieux par le talon sur le vide d'une cage d'escalier, surtout quand tout se transforme soudain "dans une cataracte de lumière". Nul n'amènerait mieux sans doute l'impossible toréador de la même vision."

Joseph K. (Anthony Perkins) chez le peintre Titorelli (William Chapell) in Le Procès (Orson Welles, 1962)

Puis, sans transition, j'écrivais qu'il fallait que je parle de Jean-Marc. Mon ami Jean-Marc, alias Le Baroudeur. Il était tout juste revenu d'Australie et avait pris un nouveau poste dans un petit village du Berry, une classe unique de onze élèves. Un dernier sursis, commentai-je, sans doute pour cette école (de fait, elle fut fermée peu d'années après). De Brisbane, il avait rapporté des livres anglais sur Gurdjieff, des livres curieusement arrivés là-bas chez un libraire français (de réputation internationale, semblait-il, fournisseur en livres rares d'anthropologie), qui les aurait achetés aux héritiers d'un suisse. Livres qui auraient donc fait l'aller-retour aux antipodes. Jean-Marc me les avait montrés, et ils tombaient à point nommé car j'avais précisément reçu quelques jours plus tôt les deux premières planches de cet autre ami, Gary Tupolev (c'est un surnom), d'après le scénario de bande dessinée que j'avais rédigé et qui transposait le périple de Gurdjieff et de ses élèves à travers les montagnes du Caucase en août-septembre 1918 (ce projet n'aboutit pas, une petite tournée des éditeurs parisiens de BD doucha notre enthousiasme originel). Ma source documentaire principale était Our Life with Mr Gurdjieff, le livre du musicien Thomas de Hartmann, publié en 1964. J'avais pris des notes dans un petit carnet, que j'avais complétées par d'autres provenant du Premier Journal Parisien d'Ernst Jünger. Celui-ci avait en effet, au milieu de la guerre, passé deux mois sur le front russe, au Caucase, entre le 24 novembre 1942 et le 8 janvier 1943. Je m'étais avisé qu'il avait arpenté la même région que Gurdjieff, on retrouvait les mêmes noms : Maïkop, Armavir, Touapsé, le fleuve Bielaïa, le mont Induk, l'Elbrouz. 

Je signalai ensuite que le même jour, en changeant un lit de place, j'avais ramassé sur le parquet poussiéreux Le parti pris des choses de Francis Ponge. Je supposai qu'un gosse l'avait glissé là-dessous. En l'ouvrant au hasard, je tombai sur des pages datées de 1943, écrites à Bourg. Or, les Journaux parisiens de Jünger m'avaient été offerts (par Sophie, la mère d'Adrien et Pauline, et propre soeur de Jean-Marc) précisément à Bourg-en-Bresse (où habitait alors leur mère). Lieux et moments se rejoignaient étrangement.

Sur Francis Ponge, je retrouvai un numéro du Magazine littéraire (daté de novembre 1987) consacré à 50 ans de poésie française. Dans un des articles, Christian Jacomino citait plusieurs fois des extraits d'un texte écrit à Bourg au printemps 1943. La notion de vibration y était très présente :

"Il (l'homme nouveau) n'aura pas d'espoir (Malraux), mais n'aura pas de souci (Heidegger). Pourquoi ? Sans jeu de mots, parce qu'il aura trouvé son régime (régime d'un moteur) : celui où il ne vibre plus.

Une certaine vibration de la nature s'appelle l'homme.

Vibration : les intermittences du coeur, celles de la mort et de la vie, de la veille et du sommeil, de l'hérédité et de la personnalité (originalité)."

Je plaçais alors en regard cette citation de Jünger, datée du 9 février 1943 (il était alors en permission dans son maison de Kirchhorst, un ancien presbytère près de Hanovre) :

"Réflexions sur les rapports entre l'ivresse et le travail de création. Bien qu'ils s'excluent lorsqu'ils sont simultanés, ils dépendent cependant l'un de l'autre, comme la découverte et la description, l'exploration et la géographie. Dans l'ivresse, l'esprit s'élance en avant, plus hardiment, plus directement. Il recueille des expériences dans l'infini. Sans ces expériences il n'est pas de poésie. 

Au demeurant, il ne faut pas confondre avec l'ivresse l'ébranlement qui accompagne la création poétique - celui-ci ressemble au déplacement des molécules avant la cristallisation. C'est ainsi que progresse l'amour, par des vibrations - nous nous accordons sur la même clef pour un accord suprême."

Trente ans plus tard, le même Jean-Marc est, à l'heure où j'écris, dans un avion de la Qatar Airlines en vol pour l'Australie. Profitant des vacances scolaires et de l'assouplissement des conditions d'entrée consenti par les autorités australiennes, le Baroudeur va enfin pouvoir retrouver sa fille et voir de visu pour la première fois sa petite-fille née là-bas au pays des songlines

Vendredi dernier 18 février, nous étions, avec quelques amis, présents au Musée de l'Homme, dans l'auditorium Jean Rouch, pour la soutenance de sa thèse en ethnoécologie, Automédication des animaux et médecine traditionnelle. L'aboutissement de plusieurs mois de recherche sur le terrain, au Laos, et de plusieurs années de réflexion et de rédaction. Au matin, avant de partir prendre le train, en guise de viatique littéraire j'avais glissé dans ma besace le Premier Journal parisien de Jünger :  ce n'est qu'en chemin que je découvris que ce volume commençait exactement le 18 février 1941, autrement dit 81 ans plus tôt, jour pour jour (comme le second journal parisien commence un 19 février, je me suis demandé si cette date avait un ressort symbolique, ce qui ne m'aurait pas étonné de la part de Jünger, si attentif aux signes, mais je n'ai rien trouvé, à part ce fait étrange qu'il est mort à presque 103 ans le 17 février 1998, ce qui fait que sa mort a été annoncée au monde le 18 février*. Michka Assayas, en charge de la nécrologie ce jour-là pour Libération, écrit : "Chez Jünger, le pilotage d'un avion de chasse comme l'observation d'une armée de chenilles microscopiques dévorant la feuille d'un tremble, un souvenir de lecture, mettent en jeu la même perception. La forme sous laquelle il retranscrivit le mieux ces expériences fut celle du fragment, forme naturelle du Journal, dont il a laissé plusieurs tomes, mais aussi des réflexions de l'Auteur et l'écriture, qui rejoignent les Lettrines de Gracq, sans oublier les observations sur la vie végétale et animale, dont la précision semble retranscrire une hallucination. Il est rare de lire une page de Jünger d'où tout ­ souvenir de lecture, épisode vécu, promenade, réflexion sur l'Histoire, chapitre de roman ­ ne surgisse pas comme enchanté.")

Significativement, j'ai retrouvé le musée de l'Homme en relisant Jünger, à la date tout d'abord du 18 octobre 1941. Après un déjeuner au Ritz avec le juriste Carl Schmitt, ils marchent ensemble vers le Trocadéro en suivant la rive droite de la Seine. Le billet du jour se conclut par ces mots : "Retourné pour finir au musée de l'Homme. Regardé des crânes et des masques."

Une autre entrée du Journal au 31 mars 1943 nous en dit plus long : "A l'heure du repas, un moment au musée de l'Homme où j'admire, une fois de plus, la parfaite synthèse de l'esprit rationnel et des éléments magiques. Ce musée m'apparaît comme une médaille gravée avec précision, entièrement faite d'un métal très ancien, sombre et radioactif. L'esprit est ainsi doublement sollicité, tant par l'intelligence organisatrice, systématique, que par l'invisible rayonnement des substances magiques qu'elle a accumulées."

En quittant le musée vendredi soir, après un petit pot pour fêter la brillante réussite de cette soutenance dans une salle située au niveau 3, dotée d'une vue époustouflante sur la ville, nous sommes passés dans une partie de la galerie de l'Homme fermée alors au public. Et c'était presque surréaliste de se retrouver là comme des passagers clandestins dans le ventre d'un vaisseau, devant les témoins muets d'une histoire qui nous dépassait tous infiniment. 

Alors même que Jünger, l'officier de la Wehrmarcht, s'émerveillait de ses substances magiques, il ne faut pas oublier qu'un des premiers groupes de résistance avait été créé au sein même du musée, autour des ethnologues et immigrés russes, Boris Vildé et Anatole Lewitsky, et de la bibliothécaire Yvonne Oddon.  Filières d’évasion vers la Grande-Bretagne et l’Espagne, missions de renseignement, fabrication de tracts et de journaux, le Réseau du Musée de l'Homme prit tous les risques. Dénoncés par deux employés des services techniques du Musée, Lewitsky est arrêté par la Gestapo en février 1941 en même temps qu’Yvonne Oddon. Il est fusillé avec Boris Vildé et cinq autres membres du réseau, le 23 février 1942 au mont-Valérien et inhumé au cimetière d’Ivry. Yvonne Oddon (1902 - 1982) est condamnée à mort et finalement déportée à Ravensbrück. Le propre fondateur du musée, Paul Rivet, adresse le 14 juillet 1940 au Maréchal Pétain une lettre ouverte  : « Monsieur le Maréchal, le pays n’est pas avec vous, la France n’est plus avec vous ». Le 19 novembre, il est relevé de ses fonctions par le ministre de l’Instruction publique, Georges Ripert. Contraint à l'exil en février 1941, il rejoint la Colombie où il reste en contact avec la France libre et incarne la résistance intellectuelle au nazisme.

Anatole Lewitsky

Le 29 septembre 1992, je notai dans le cahier avoir vu, dans le bureau de la directrice de l'école où j'étais rattaché en tant que remplaçant, une reproduction d'un tableau de Marc Chagall, Feathers in bloom, **exactement daté de l'année 1943.

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* C'est encore un 18 février, en 2011, que fut inaugurée en présence de Sylvie Genevoix, l'exposition « Ecrire l’incommunicable. Maurice Genevoix et Ernst Jünger, deux combattants témoignent de part et d’autre du front ». Michel Déon, dans un  discours en hommage à Maurice Genevoix à l’Académie française, en 1980, déclarait : « On ne voit, en parallèle à Ceux de 14, et pouvant lui être comparé, que le livre d’Ernst Jünger, Orages d’acier. Si Français que soit l’un, si Allemand que soit l’autre, ils se rencontrent dans ce no man’s land où deux hommes d’une égale culture, d’une semblable élévation d’âme, peuvent fraterniser sans trahir leurs origines et leur devoir. » 


Le mari de Sylvie Genevoix, qui n'était autre que Bernard Maris, victime de l'attentat contre Charlie Hebdo, consacra un essai, publié en 2013, à ces deux écrivains majeurs de la Grande Guerre : "Ils se battirent l'un contre l'autre, à la tranchée de Calonne, et furent blessés le même jour. Ces deux hommes, si jeunes, vécurent le même conflit, l'un germanophile, l'autre francophile, l'un et l'autre amoureux des lettres et du pays ennemi ; ils montrèrent une inconcevable ardeur au combat, tuèrent de leurs mains, et virent mourir. Ils devinrent deux immenses écrivains sous les bombes et dans l'horreur, par l'horreur ; ils racontent les mêmes choses, les mêmes lieux et la même sanie, et pourtant ne disent pas la même guerre." 

** Curiosité : Ce tableau apparaît dans The Double Clue (Un indice de trop), un téléfilm britannique de la série télévisée Hercule Poirot, réalisé par Andrew Piddington, sur un scénario de Anthony Horowitz, d'après la nouvelle Le Double Indice (1923), d'Agatha Christie.



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