Etrange ce dialogue entamé avec ces écrits d'un cahier vieux de presque trente ans, en cette période de ma vie où je résidais à La Châtre, alors même que je me suis rendu à deux reprises au centre hospitalier de cette même ville pour rendre visite à ma mère, en convalescence après une opération pour une hernie inguinale étranglée. Les conditions sont drastiques : il faut prendre rendez-vous et l'on ne dispose en principe que d'une demi-heure pour se voir dans un petit salon, non dans la chambre (mais les infirmières m'ont généreusement attribué chaque fois une heure presque entière). La dernière fois, je fus rassuré, lentement la forme revient, et le moral est moins chancelant. C'est que ma mère conçoit mal que le cours des choses puisse changer, qu'une aspérité déchire la trame habituelle des jours. "Si je m'attendais à ça", m'a-t-elle dit plusieurs fois. Tout comme elle ne pouvait s'attendre à l'AVC qui a emporté mon père, à la maladie qui nous a ravi ma soeur. Ces événements, elle a les a vécus comme des agressions injustes et scandaleuses, comme les intrusions d'un tiers qui n'aurait pas eu au moins la décence de prévenir de sa venue.
Les proches des victimes des attentats terroristes qui constituent le fond de l'article de Yannick Haenel ont certainement éprouvé des sentiments un peu semblables. Quel cruel destin les a conduits au lieu de la mise à mort aveugle, transformant la fête en boucherie atroce ? "Toutes mes pensées pour les victimes de la nuit du 13 novembre, écrit Haenel, viennent buter ici, sur l'instant du supplice." Et il ajoute que "la littérature se destine à l’instant impossible que Kierkegaard interroge passionnément, et ça ne s’arrête jamais." Et dans le paragraphe qui suit, dans ce texte qui s'ouvrait avec Moïse, c'est le Joseph K. de Kafka qu'il convoque :
À la fin du Procès de Kafka, des «messieurs», dit le texte, mènent Joseph K. dans une carrière, ils l’inclinent contre une pierre et posent sa tête dessus. L’un des messieurs ouvre sa redingote et sort d’un fourreau accroché à une ceinture qu’il porte autour du gilet un long et mince couteau de boucher à deux tranchants, le tient en l’air et vérifie les deux fils dans la lumière. Joseph K. en regardant une dernière fois autour de lui aperçoit une lumière au dernier étage d’une maison qui donne sur la carrière, et les deux battants d’une fenêtre qui s’ouvre. Un homme se penche brusquement au dehors, en lançant les bras en avant. Qui est-ce? Joseph K. se demande si c’est quelqu’un qui prend part à son malheur, quelqu’un qui veut l’aider, peut- être y a-t-il encore un recours. Il lève désespérément la main, écarquille ses doigts, mais l’un des deux messieurs le saisit à la gorge, l’autre lui enfonce le couteau dans le cœur et l’y retourne par deux fois. «Comme un chien! dit-il, et c’était comme si la honte dut lui survivre.»
J'ai cité dans le billet précédent cette note du Journal de Kafka, datée du 28 janvier 2022, où il évoquait Chanaan. Or, le jour qui précédait, 27 janvier, il écrivait ceci : "Bien que j'aie écrit distinctement mon nom à l'hôtel, bien qu'ils m'aient déjà écrit en mettant le nom exact, c'est pourtant Joseph K qui est inscrit au tableau d'en bas. Dois-je les éclairer ou me laisser éclairer par eux ?" Que faut-il comprendre par ces lignes bien énigmatiques ? Mais peut-être faudrait-il aussi citer le paragraphe auquel il succède, et que j'avais souligné d'une accolade lors de cette première lecture en 1992 :
"Etrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. (...)"
Je retourne au cahier de 1992, et continue d'y suivre le fil des jours qui sont consignés. Le 14 septembre, je note que dans l'une de ses chroniques (que l'on retrouve dans La Porte de Bath-Rabbim, p. 242), le premier traducteur de Kafka en français, Alexandre Vialatte, annonce fortement que l'écrivain ne voulait pas que les hommes tirent de son oeuvre une leçon de désespoir. "Le Procès, écrivait-il, c'est Voltaire et Pascal, c'est la philosophie de Candide avec le frisson des Pensées. Kafka voulait le brûler par scrupule religieux. Toute son oeuvre est un monument de l'angoisse métaphysique. Fixer une étape du débat sans tenir compte des conclusions serait trahir la consigne d'un mort. Et toute conclusion anti-spiritualiste trahirait la pensée de Kafka."
Je ne commente pas ce propos de Vialatte et passe sans transition à cette phrase : "Hier, j'achète Le Nouvel Obs. Rien moins que trois articles font écho à ces pages."
Tout d'abord un article de Didier Eribon consacré au dernier essai de Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, publié au Seuil. Article titré : Quand un sociologue radiographie "l'Education sentimentale". Oui, cette fameuse Education sentimentale dont on a vu l'importance qu'elle revêtait aux yeux de Kafka. Eribon dit que Bourdieu veut confronter sa lecture à celle de Sartre : "Il montre comment Flaubert a su capter et retranscrire les structures du monde social de son temps, "d'une manière extraordinairement exacte", en retraçant les destins divergents d'un groupe de jeunes gens, en décrivant des trajectoires individuelles où chacun dispose d'un certain nombre de possibilités, plus ou moins probables en fonction de son point de départ personnel." Il poursuit en affirmant que Bourdieu n'en a pas pour autant voulu réduire le roman au statut de document sociologique, selon lui, c'est même le contraire qui l'intéresse : "Il veut comprendre comment l'écrivain s'efforce de masquer la structure sociale pour pouvoir la dévoiler, c'est-à-dire comment il procède par "évocation", au sens d'"incantation magique". Au fond, c'est une théorie de la "magie" littéraire, de la transmutation opérée par le travail de l'écriture, que nous donne Bourdieu dans ces pages éblouissantes où il explore les "structures mentales" de Flaubert et sa position d'écrivain dans le mode social qu'il saura si bien dépeindre." J'avais entouré d'un trait noir ce passage de l'article qui renvoyait clairement aux citations croisées de Kafka et de Buber, enregistrées le 4 septembre dernier.
L'article qui m'intéressait ensuite était signé de la plume de Dominique Fernandez, celui-là même dont j'ai parlé récemment, devenu depuis académicien, répondant à Andreï Makine pour son intronisation dans l'immortelle compagnie. Il chroniquait alors le dernier roman d'Ismaïl Kadaré, La Pyramide (Fayard), et commençait son article ainsi : "Les écrivains qui vivent sous une dictature ne peuvent éviter de prendre pour sujet le pouvoir même qui les écrase : d'où l'allure de fable, d'allégorie, de maints romans d'Europe centrale. Chez Kis comme chez Hrabal ou chez Kundera (sans compter le quatrième K, ancêtre et modèle de toutes les histoires de "châteaux" et de "procès") on observe cette tendance à l'abstraction." On aura bien sûr deviné qui est ce quatrième K.
Sur le cahier je n'ai semble-t-il pas collé l'entièreté de l'article, qui devait rapporter succinctement le propos du livre. Pour aller vite (je n'ai pas lu ce roman, et je m'appuie sur une notice de bibliothèque), l'édification de la pyramide de Chéops est l'héroïne de ce livre mais derrière elle, c'est surtout la dénonciation des totalitarismes et les rouages de la dictature qui sont exposés par Kadaré. "Très belle métaphore sur l’asservissement jusqu’à la mort, on devine derrière les barrières égyptiennes que Kadaré parle de lui, d’un peuple, d’un régime, qu’il dénonce l’insupportable en le glissant sous des airs de roman pseudo-historique." Fernandez écrit que "les sujets qui la contemplent ne savent s'ils doivent maudire cette forme sublime qui les broie sans pitié ou se prosterner devant sa perfection inhumaine. Haine et amour mêlés, qui forment le trône idéal du pouvoir. On pense à tous les stades, tours géantes et constructions cyclopéennes des régimes totalitaires, et au dernier de ces rêves fous, le palais de Ceaucescu à Bucarest." C'est ce passage surtout qui me faisait signe, car à l'intérieur de La conscience des mots, d'Elias Canetti, il y avait deux textes très forts, Puissance et survie et Hitler, d'après Speer. Et j'avais extrait du second le passage suivant, qui résonnait donc très directement avec la pyramide :
"Votre mari", dit solennellement Hitler à la femme de Speer, le premier soir où ils se rencontrent, "érigera pour moi des édifices tels qu'on n'en a plus constitué depuis quatre millénaires." Il songe à de l'égyptien, aux Pyramides en particulier, à cause de leur grandeur, mais aussi parce que, pendant ces quatre millénaires, elles ont toujours été là. Elles ne pouvaient être dissimulées d'aucune façon et n'ont été recouvertes par rien [...] que par la façon dont elles ont vu le jour, elles servent aussi de symbole de masse, il n'en était peut-être pas clairement conscient mais, avec son instinct pour tout ce qui est en rapport avec la masse, il l'aura senti. Car ces créations, dont les matériaux ont été transportés et assemblés par le labeur d'innombrables êtres humains, sont le symbole d'une masse qui ne se désagrège plus." (pp. 206-207)
Recherchant une image pour illustrer mon propos, je tombe sur un article passionnant d'Eric Michaud, pour la revue Images Re-vues, Le nazisme, un régime de la citation (2008). On y retrouve Albert Speer, l'architecte de Hitler, dans ce premier passage :
"D’innombrables sentences s’étalant sur les murs des entreprises allemandes répondent ainsi aux exigences formulées en 1938 par le très remarquable guide intitulé Das Taschenbuch Schönheit der Arbeit. Ce « petit livre de la Beauté du Travail », rédigé par Anatol von Hübbenet, préfacé par Albert Speer, chef du Bureau de la Beauté du Travail depuis 1934, présente, autant à l’intention des dirigeants d’entreprise qu’à celle d’un plus vaste public, les réalisations de ce Bureau dont la mission est de rendre au travail la « noblesse » dont le christianisme et le « judéo-bolchévisme » l’avait privé en en faisant une « punition ». Consacré aux Wandsprüche ou « sentences murales », soit aux citations qui, renouvelées chaque semaine ou chaque mois, prennent place sur les murs des entreprises du Reich, l’un des chapitres de ce guide s’ouvre par un commentaire édifiant : « Les sentences des hommes exceptionnels de l’Histoire et du présent contraignent (zwingen) toujours et encore à la méditation et à faire retour sur soi-même (Selbstbesinnen). L’apposition de sentences sur les murs est devenue aujourd’hui une pratique générale. Ce n’est pas le fait du hasard, mais cela satisfait au goût qui s’est réveillé dans notre peuple pour la tradition et pour la vénération de nos grands hommes."
« Que seraient les Egyptiens sans leurs pyramides et leurs temples, (...) les Grecs sans Athènes et sans l’Acropole, Rome sans ses monuments, nos générations d’empereurs germains sans les cathédrales (...) ? Aucun peuple ne vit plus longtemps que les documents de sa culture ! (Kein Volk lebt länger als die Dokumente seiner Kultur) ».
Esquisse d’Adolf Hitler pour le Grand Dôme de la future Germania (Berlin), capitale du Grand Reich, 1925. |
Il entre dans la perspective d'Hitler de surpasser les exempla du passé, un principe qui n’est nulle part mieux affirmé ni plus visible, affirme Eric Michaud, que dans le domaine de l’architecture sur lequel Hitler règne sans partage, avec la complicité de l’architecte Albert Speer :
"Lorsque ce dernier entreprend de réaliser le nouveau Berlin, la capitale de l’Empire éternel qui devra porter le nom de « Germania », il obéit d’abord au Führerprinzip en citant très fidèlement une esquisse de Hitler dessinée en 1925 pour le Grand Dôme, ou Volkshalle qui devrait abriter les représentants d’un empire de 140 millions d’hommes. A l’évidence, l’esquisse de Hitler était elle-même une citation du Panthéon que l’empereur Hadrien avait fait édifier à Rome, mais d’un Panthéon très largement surdimensionné. Or la maquette du Grand Dôme que Speer offre à Hitler pour son anniversaire, le 20 avril 1937, se présente donc non seulement comme une citation de Hitler citant le Panthéon, mais elle cite encore d’autres éléments de l’architecture du Panthéon dont Hitler ne s’était pas préoccupé - et dont elle surpasse encore les dimensions. Ainsi en va-t-il par exemple de l’ouverture circulaire ménagée dans la coupole, elle-même structurée par des caissons identiques à ceux de l’édifice romain. De cette ouverture, Speer rappellera plus tard lui-même qu’avec ses 46 mètres de diamètre, elle dépassait non seulement le diamètre de « toute la coupole du Panthéon », qui n’est que de 43 mètres, mais aussi les 44 mètres du diamètre de la coupole de Saint-Pierre de Rome. Quant au volume intérieur, notera Speer avec une certaine émotion, il « faisait dix-sept fois celui de la basilique Saint-Pierre ». Enfin, la lanterne surmontant la coupole du Grand Dôme n’est elle non plus rien d’autre qu’une citation très amplifiée de la lanterne de Saint-Pierre de Rome - à ceci près que, sur l’ordre express donné par Hitler au début de l’été 1939, l’aigle du Reich tenant dans ses serres le globe terrestre s’y substitue à la croix du christianisme."
Maquette d’Albert Speer pour le Grand Dôme de la future Germania (1938) |
"C'est Johnny qui menait la conversation. Il commença par parler d'alcool, forcément, en jurant ses grands dieux qu'il ne boirait plus jusqu'à Bercy, puis des intellectuels : "C'est curieux, ils me regardent d'un autre oeil depuis que Godard m'a fait tourner. C'est quand même marrant. Je leur parle du "Château" de Kafka. Tiens, à ce propos, est-ce que tu connais "Peau de chagrin" de Balzac, je trouve que ça ferait un scénario de film formidable."
Enfin je notai que la veille j'avais appris la mort d'Anthony Perkins, et que dans une brève rétrospective que j'avais lu, il était mentionné qu'il avait tourné Le Procès avec Orson Welles. J'avais d'ailleurs acheté le Libé du jour où Mathieu Lindon traçait un portrait de l'acteur où il indiquait que même l'explosion atomique qui conclut le Procès d'Orson Welles, en 1962, ne parvint pas "à le guérir, c'est-à-dire à changer durablement son image : monsieur K devait s'effacer devant madame Bates", le personnage de Psychose, qu'il interpréta pour Alfred Hitchcock en 1960.
C'est cette photo d'Anthony Perkins (dans Psychose 2) qui illustrait l'article de Mathieu Lindon, en 1992. |
Enfin, j'écrivais que je notai tout ceci en regardant Le crime était presque parfait de Hitchcock, dont l'un des trois personnages principaux n'était rien moins qu'un certain Mark Halliday, auteur de romans policiers.
Chagall, ce sera encore pour une prochaine fois...
Le crime était presque parfait (dial M for Murder, titre original) |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire