lundi 2 janvier 2017

# 1/313 - Otto et l'attracteur étrange

"Tout d'abord, les attracteurs étranges ont l'air étrange : ce ne sont pas des courbes ou des surfaces lisses, mais des objets de dimension non entière ou, comme le disait Benoît Mandelbrot, ce sont des fractales. Ensuite, et c'est  plus important, le mouvement sur un attracteur étrange présente le phénomène de dépendance sensitive des conditions initiales. Enfin, quoique les attracteurs étranges soient de dimension finie, l'analyse en fréquences temporelles révèle un continu de fréquences."

David Ruelle, Hasard et chaos, Odile Jacob/Points Sciences 1991, p. 84.

Bravo, bien joué, je crois que pour faire fuir le lecteur, même de bonne volonté, il n'y avait sans doute pas mieux qu'une telle citation... D'emblée dans le dur. Au lieu de commencer en douceur avec une petite anecdote sympathique qui ne mange pas de pain... Bon, rassurons donc ledit lecteur : pour comprendre ce qui suivra, pas besoin de saisir parfaitement ce que décrit David Ruelle. L'attracteur étrange est un objet mathématique complexe qui rend compte de l'évolution temporelle (du mouvement) d'un système physique donné. Dans l'usage du concept que je vais faire, ce sera une métaphore, une image, un essai de description d'un ensemble d'événements. Ainsi, quand on parle du magnétisme d'une star, par exemple, on ne sous-entend pas la soumettre aux équations de la théorie électromagnétique de Maxwell et calculer son champ électrique... Non, c'est une métaphore empruntée par la littérature à la science, désignant une certaine qualité liée à l'attirance et au charisme, et passée maintenant sans aucune difficulté dans le langage courant. Ce n'est pas encore le cas de l'attracteur étrange, ce ne le sera peut-être jamais, mais je vais en tout état de cause m'y efforcer.

Attracteur étrange de Lorenz, théorie mathématique du chaos, voir http://just.loic.free.fr/index.php?page=lorenz
Sur ce site, j'emploie pour la première fois cette expression le 3 mars 2007, mais comme en passant, sans m'y attarder, à propos de Walter Benjamin et de la figure de l'Ange, et ce n'est que cinq ans plus tard que je suis plus explicite, le 1er juin 2012, avec l'article Ferraille et attracteur étrange :

"Hier j'ai hésité à parler d'un autre hasard objectif, qui s'est produit au moment même où je postais le billet Cavalier avec ma herse rouillée en contrepoint. Comme par crainte de trop en faire sur ce chapitre, comme s'il ne fallait pas trop solliciter le hasard. J'oubliais en réalité qu'il en a toujours été ainsi avec les hasards malicieux que je croisais sur ma route : ils déboulaient par vagues, par constellations, avant de se rétracter dans le silence sur de longues périodes, à tel point que j'ai forgé la notion -empruntée à la théorie du chaos - d'attracteur étrange. Cavalier me sert en fait d'attracteur étrange, de piège à coïncidences."
Tout est déjà dit ou presque : on voit que je rattache la notion au hasard objectif, expression forgée par André Breton et qui, si elle ne s'imposera pas dans la langue commune, restera célèbre dans les études littéraires, sans y être parfaitement définie, soit dit en passant. Pourquoi ne pas donc s'en tenir à ce hasard objectif ? Parce qu'il me semble que la notion d'attracteur apporte une valeur dynamique que le hasard objectif ne possède pas. Elle rend compte d'un mouvement, d'une attraction, autrement dit d'une certaine amplification d'un phénomène - et cela correspond à l'observation que je fis souvent d'une prolifération des correspondances, d'une accumulation des coïncidences, mouvements contrebalancés à plus ou moins long terme par une extinction progressive ou rapide de ces correspondances et coïncidences. Au bout du compte, le silence revient toujours, comme le calme sur un étang agité plus ou moins longtemps par les ondes concentriques d'objets perturbateurs.

Jusque là, je n'avais pas rencontré un artiste utilisant le concept avec la même valeur existentielle que je lui donne. Et puis, le 7 décembre 2016, voici Otto, l'homme réécrit, de Marc-Antoine Mathieu, publié chez Delcourt.


Il y a longtemps que j'ai découvert MAM, dont j'admire l’œuvre qui nous plonge chaque fois dans des interrogations vertigineuses. Avec Otto, il va encore un peu plus loin dans l'exploration métaphysique. De quoi s'agit-il ?
Otto est un artiste reconnu qui réalise des performances autour de la thématique du double, du miroir, reflétée dans son nom même, Otto, à vrai dire un palindrome, un mot se lisant dans les deux sens. Or, à l'issue d'une ultime performance au musée Guggenheim de Bilbao, il est la proie d'un vertige intérieur et comprend qu'il est dans une impasse. Il ne rêve plus que d'effacement. Peu de temps après, il apprend la mort de ses parents, qu'il ne voyait plus depuis longtemps. Son héritage se réduit à une maison et une malle, mais dans cette malle, qu'il retrouve au grenier très classiquement, il découvre des cahiers, des notes, des documents photo, audio et vidéo, qui concernent les sept premières années de sa vie - ses parents ayant été associés à un programme scientifique visant à enregistrer son existence de la façon la plus exhaustive.
Après une période de doute, il décide de se retirer dans un vaste loft d'une ville reculée pour tout lire, tout voir, tout entendre, tout revivre de ces années enregistrées à son insu mais dont la mémoire vive lui faisait défaut. Concentré sur les faits, les actes, les pensées de son passé, il les organise "dans leurs interrelations multiples, les agençant entre eux par une logique spatiale et temporelle."
C'est cet agencement qui va dessiner rien moins qu'un attracteur étrange.



MAM s'en explique dans un entretien sur le site de la Bédéthèque :

"En faisant ses recherches sur lui-même, Otto a produit cette forme gigantesque, qui le dépasse. Il la compare aux attracteurs étranges, ces rendus géométriques des phénomènes chaotiques. Comme la météo, un robinet qui coule ou la digestion d’un moineau. Des phénomènes engendrés par des relations de causes à effets extrêmement complexes, imprévisibles car comportant trop de paramètres. Des point aléatoires qui, après deux ou trois jours de calcul par ordinateur, peuvent être reliés pour former des dessins différents. Certains neurologues pensent que la consience fonctionne un petit peu selon la même configuration. Otto, en voulant tracer son être, débouche donc sur un attracteur étrange. Il ne savait pas ce qu’il cherchait mais il l’a trouvé en cherchant. C’est une posture de scientifique, qui devrait à mon sens être davantage utilisée dans l’art. Pour ma part, j’avance souvent dans une idée sans savoir où je vais, et à un moment quelque chose m’échappe, et je découvre des choses inattendues." [C'est moi qui souligne]
 Depuis longtemps, ici sur Alluvions, et donc aussi sur ce projet Heptalmanach, je ne fonctionne pas différemment. C'est un  attracteur étrange qui va, je l'espère, se construire peu à peu, tissé de mille liens, une figure complexe qui tiendra beaucoup à mon propre itinéraire de recherche mais qui sait, lecteur, peut-être aussi du tien ?


2 commentaires:

Luc BAILLEUL a dit…

On dirait ma tête après les fêtes en train de lire cet article.

Patrick Bléron a dit…

Excellent. J'ai bien conscience, Luc, que c'est une entrée en matière un peu rude, mais la suite sera plus soft, du moins j'espère...