mercredi 1 avril 2020

De la timidité supposée des noyers

Presque tous les jours, en fin d'après-midi, je m'échappe. Je décampe, je décarre, bref je déconfine. Oh, modestement (et j'ai mon attestation en poche, dûment découpée dans la NR du jour, prêt à affronter la maréchaussée), car j'ai de la chance : bien qu'habitant en immeuble, je file vers les boulevards, quelques centaines de mètres et hop, je bifurque sur le chemin du Lavoir, qui longe une maison de retraite où je me garde bien de pointer mon nez (mais je ne vois jamais personne non plus), et après une courte descente, me voici sur les berges de l'Indre. Tous les parcs et jardins sont fermés à Châteauroux, mais cet espace de prairie échappe à la nomenclature officielle. C'est une poche de liberté clandestine où je suis toujours surpris de ne croiser que très peu de monde. Des gens avec des chiens surtout. Et un pêcheur l'autre jour, un jeune avec des dreads, qui avait même installé sa tente et qui a dû camper une nuit, feu de bois et canette de bière. Le lendemain, il avait déguerpi (ou bien la maréchaussée...).

Je remonte la rivière jusqu'au confluent avec le Ruisseau des Tabacs, mince ruban liquide qui disparaît un peu plus haut sous une buse. Et là, sur la passerelle, à main droite, on voit deux arbres au milieu de la prairie. Des noyers, deux beaux noyers qui ont l'air de ne faire qu'un. Leur couronne se prolonge sans rupture de l'un à l'autre, comme deux copains qui s'en iraient bras dessus bras dessous.


Je m'approche, non sans un peu de mal car l'herbe est déjà haute à cette époque, et personne, semble-t-il, n'est allé les voir de longtemps. Pourquoi ont-ils été plantés si près l'un de l'autre ? Je ne sais, mais en tout cas, ils ont grandi de concert, chacun poussant son branchage de son côté.


En les observant attentivement, je découvre cette curieuse particularité que des chercheurs australiens ont surnommé "crown shyness" au cours des années 60 et que l'on traduit en français par "couronne ou fente de timidité". Une appellation qui laisse d'ailleurs à désirer, entachée qu'elle est d'anthropomorphisme. Le phénomène ne tient sans doute pas à une timidité des arbres, mais bien plutôt du rapport de bon voisinage qu'ils entretiennent. Il faudrait donc abandonner l'idée commune selon laquelle ils se livreraient forcément à une compétition forcenée pour la lumière. Selon le botaniste et biologiste Francis Hallé, il existerait ainsi une centaine de types d'arbres, au rang desquels les pins ou les fagacées (hêtres, chênes, châtaigniers, etc.) qui se comporteraient de la sorte et éviteraient soigneusement d'entrelacer leurs branchages. Les noyers feraient donc partie du lot.




La couronne de timidité des arbres, la place San Martín à Buenos Aires.  Dag Peak - Creative Commons 

Je n'obtiens pas sur la photo un effet aussi spectaculaire que pour les arbres argentins (ceci est dû aussi à l'absence de feuilles), mais je peux vous assurer qu'en aucun endroit les extrémités des branches ne rentrent en contact. Les scientifiques n'ont pas encore expliqué le phénomène et en sont encore réduits à des hypothèses qui restent à démontrer : "cet espace libre laisserait non seulement filtrer la lumière, essentielle à la photosynthèse et à la survie des sous-bois, mais il permettrait également d'éviter de partager des contagions, qu'il s'agisse de maladies ou bien d'insectes non volants. Une même espèce d'arbres s'entendrait donc pour créer un environnement plus propice à la survie du groupe dans son ensemble."



 Le soir même, je regarde une nouvelle fois, sur la plateforme Mubi, l'ultime chef d'oeuvre de Tarkovski, Le Sacrifice. C'était le dernier soir où cela était possible,  et j'ai encore une fois été pris dans l'envoûtement de cette oeuvre, sur laquelle j'ai écrit plusieurs articles ces dernières années.
Faut-il rappeler la place éminente de l'arbre, présent au début et à la fin du film ?



Une autre résonance s'imposait à l'évidence : la catastrophe nucléaire mondiale dont on apprend la nouvelle le soir de l'anniversaire d'Alexandre, comment ne pas la rapporter à la pandémie qui nous sidère de la même manière que sont sidérés les personnages du film ?

Résonance qui en entraîne d'autres :  cette île où s'est retiré ce vieux comédien rongé de doutes sur la valeur de son existence n'est-elle pas métaphore de notre confinement actuel ? "Alexander, écrit Jean Gavril Slukaa renoncé au monde (auquel nous n’avons pas accès seul, mais dans une communauté de culture), il s’est insularisé. Il pérore, seul, dans une forêt (sur le cours désastreux du monde, l’échec du progrès, l’absence de haute conscience en l’homme), sans interlocuteur."

Devant le chaos annoncé, qui provoque la panique de sa femme, révélant son égoïsme et son incapacité à aimer, Alexander pense d'abord à tuer son fils, celui qui n'est jamais appelé que "Petit Garçon"et qui dort encore, le tuer pour qu'il ne vive pas l'horreur. "Ce sacrifice (rappelant Abraham prêt à sacrifier son fils), il y renonce. Il apprend alors, de la bouche d’Otto [le facteur collectionneur d'événements étranges], qu’un miracle est possible : il lui faut passer une nuit chez la deuxième de ses bonnes, Maria, qui est une sorcière « mais dans le bon sens du terme. » S’il peut l’aimer, son vœu le plus cher se réalisera."
Autrement dit, il pourra sauver le monde. Maria est islandaise. Elle apparaît au début du film dans un bosquet, noire silhouette fichée entre deux arbres, avec la grande maison d'Alexander dans le fond, celle qu'il brûlera, dont il fera le sacrifice comme il fera le sacrifice de sa liberté.


Maria qui s'éloigne ensuite, en montant sur l'horizon de la plaine dénudée.


Maria qu'Alexander rejoindra dans la nuit après être passé par tous les affres du doute. Et cette scène, où on le voit immobile, dominé par la présence massive de l'arbre au premier plan, exprime avec force le sentiment d'extrême faiblesse qui le tenaille.


Et, dans un plan-séquence hallucinant, alors que les autres personnages resteront impuissants devant le désastre de la maison incendiée, incapables de retenir Alexander, qui sera finalement ceinturé et emporté vers l'asile d'aliénés, Maria partira, avec son vélo traversant les flaques d'eau, libre immensément, seule à savoir ce qui s'est joué dans ces heures décisives.




De la prairie des rives de l'Indre
à la prairie de l'île de Gotland
c'est ainsi que je m'échappe
entre le jour et la nuit

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PS : Après avoir rédigé ces lignes, je suis retourné sur le net poursuivre ma recherche autour du film, et je suis arrivé très vite sur une page du ciné-club de l'Ecole normale supérieure de Paris. Or, le photogramme de la séquence vidéo choisie par l'auteur de l'article est exactement celui que j'avais choisi pour mon propre billet :


Je ne peux résister au plaisir de présenter ici cette séquence, véritablement une des plus belles de ce film, sur lequel j'ai la sensation que je ne cesserai jamais de revenir, tant son interprétation semble inépuisable. :


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