lundi 13 avril 2020

L'accident intégral

"La vitesse est la face cachée de la richesse".

Paul Virilio 

Commencé à lire L'horizon négatif de Paul Virilio, publié en 1984. Une lecture parfois ardue, qui réclame effort et patience. J'avance à la pioche, m'interrompant souvent pour reprendre mon souffle, et puis j'y retourne, frayant mon chemin à travers les goulets d'étranglement, ne persévérant finalement que parce que, ici et là, surgissent devant moi des phrases fulgurantes comme des puits de lumière. Bon. Et puis, dans un de ces décrochements de l'attention directe, je suis allé voir par curiosité ce que le net gardait en tant que mémoire de cet essai. Eh bien pas grand chose, comme si Virilio avait disparu des radars, ce qui a confirmé une autre impression : dans tout ce que j'ai pu lire sur la pandémie ces dernières semaines (et faites-moi confiance, j'en ai lu des articles et des entretiens), aucune référence à Virilio. Certes, la biopolitique ne fut pas son angle d'approche favori, mais tout de même, j'ai déjà évoqué ici ce concept d'accident intégral qu'il développa dès les années 90, autrement dit un accident qui concernerait tout le monde au même instant. La pandémie du Covid-19 n'est-elle pas un phénomène de cette sorte ? Il a suffi de quelques mois pour passer d'un mort suspect à Wuhan, au coeur de la Chine, au confinement de plus de trois milliards d'êtres humains sur toute la planète. 
Ne faisons pas pour autant de Virilio le prophète qu'il n'a jamais prétendu être : quand il parlait d'accident intégral il pensait avant tout à un accident d'Internet, causé par la panne du réseau des réseaux. Paradoxalement, s'il y a quelque chose qui marche bien aujourd'hui, c'est Internet. Qui est même sollicité plus que jamais : les écoles fermées, par exemple, étant remplacées par les espaces numériques de travail, les classes virtuelles, les visioconférences, au nom de la fameuse continuité pédagogique (tout à fait légitime, mais qui n'en creuse pas moins les inégalités sociales). Tous ceux qui peuvent télétravaillent, et jamais les réseaux sociaux n'ont eu autant d'importance qu'aujourd'hui, pour sauvegarder dans le meilleur des cas le lien entre les gens et favoriser l'entraide, mais en charriant bien sûr en même temps le pire de l'humanité : rumeurs infondées, complotismes, délation et arnaques en tous genres.

 "Etonnant : cette chanson du groupe allemand Tocotronic, a été écrite il y a un an et devait figurer dans son prochain album dont la sortie était prévue en 2021. Au vu des circonstances, le groupe a décidé d’en faire cadeau et de la mettre en ligne mercredi 8 avril sur des images de villes, d’aéroports, de stations de ski déserts. Des images de « dehors désaffectés » (Frédéric Neyrat) en contrepoint d’une chanson écrite avant la pandémie et qui traitait déjà de l’isolement et se demandait comment sortir du trou." Bernard Umbrecht, Le Saute-Rhin

Là où Virilio a incontestablement raison, c'est dans son analyse de la vitesse comme pouvoir*. Au moment où Francis Fukuyama faisait le buzz avec sa théorie de la fin de l'histoire, après la chute du Mur, Virilio tenait que nous vivions plutôt la fin de la géographie. Dans une interview donnée en 2011 à Sciences et Avenir,  on lui posait la question suivante :
Curieusement, vous dites également que ce culte de la vitesse conduit à l'inertie et à l'enfermement. Pourquoi ?
Car c'est la fin de la géographie ! Après des milliers d'années de sédentarité, l'identité fait place à la traçabilité, à ce que j'appelle la " trajectographie " : grâce à l'informatique, aux portables, etc., nous sommes partout chez nous. Et nulle part. Cela nous entraîne dans une crise de réduction du monde qui devient trop petit, avec le risque d'une incarcération psychologique. Le monde devient une ville et chaque ville un quartier. C'est pourquoi nous avons créé un sixième continent, le cyberspace que l'on retrouve sur les écrans, dans les réseaux. Pour moi, il s'agit d'un " signe panique ". Il fonctionne comme une colonie virtuelle, une vie de substitution.
"Incarcération psychologique", "vie de substitution", ces mots sonnent étrangement aujourd'hui, sauf que l'enfermement n'est plus seulement psychique, mais bien matériel et concret.  Dans l'un des rares entretiens approfondis que j'ai pu recueillir sur le net, avec Giairo Daghini dans la revue Multitudes (printemps 1991), vingt ans donc avant l'entretien avec Sciences et Avenir, Virilio affirmait déjà les dangers du rétrécissement du monde, évoquant cet horizon négatif, titre de son essai de 1984 :

"GD : Dans une récente célébration du vingtième anniversaire du débarquement sur la lune je t’ai entendu dire que d’un point de vue symbolique c’était comme si la terre avait été trouée et quelle était en train de se dégonfler comme une baudruche.

PV : Je disais vraiment cela, le monde se rétrécit, l’espace réel du monde entier se rétrécit et se réduira, un de ces jours, dans quarante ou cinquante ans, à rien. Un jour, le monde ou rien ce sera la même chose. Il y a là un horizon négatif que personne n’analyse, et qui est un phénomène à la fois d’écologie et d’économie politique. Je dirais qu’il faudrait une dromologie publique pour essayer d’envisager cette perte symbolique de l’espace-temps du monde entier. Gagner du temps, aujourd’hui, signifie perdre le monde, l’espace réel du monde entier. Essayons d’imaginer ce que serait monde qui serait devenu aussi étroit qu’une petite bourgade de province. Quand MacLuhan dit “le village global” c’est encore positiviste, c’est encore futuriste. Moi je dis que le “village global” c’est l’horreur, c’est le ghetto mondial. Or nous allons vers un village global qui sera en réalité le plus grand confinement et la plus grande incarcération jamais vécues.

GD : Puisque la vitesse aura supprimé les distances entre les lieux et les personnes…

PV : Puisqu’il n’y aura plus d’espace-temps. La terre mesurera toujours 40 000 kilomètres, mais les moyens pour aller d’un point à un autre l’auront réduit à rien. Imaginons l’aliénation de cette situation. Quand nous voyons un individu dans une prison souffrir de son enfermement – relire Foucault… – nous pouvons imaginer une situation analogue pour l’humanité demain, sur une terre réduite à rien par des moyens de transport hypersoniques et par des moyens de transmission électroniques." [C'est moi qui souligne]
"Or nous allons vers un village global qui sera en réalité le plus grand confinement et la plus grande incarcération jamais vécues." Encore une fois, nous y sommes.


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* Virilio : "La vitesse en tant que relation entre les phénomènes est un élément constitutif de la vie politique et sociale des nations, et ceci à travers la richesse. Les sociétés antiques, du reste comme les sociétés modernes, sont constituées autour de la richesse, ce que l’on sait depuis les économistes et même avant eux; mais l’on oublie que la richesse est liée à l’acquisition de vitesses supérieures qui permettent de dominer les populations, le territoire et la production. La société antique comme les sociétés médiévale et moderne sont des sociétés dromocratiques. Le terme “dromocratie” veut dire hiérarchies de vitesse liées aux hiérarchies de la richesse. Si l’on prend par exemple la société athénienne, mais cela vaut aussi pour les autres sociétés grecques, on voit qu’au sommet se trouve le triérarque, le citadin riche à même d’armer une trière, une trirème, c’est-à-dire le navire le plus rapide de l’époque. Au-dessous il y a le cavalier, celui qui a les moyens de posséder un cheval, ce qui représente une fortune en ce temps-là. En dessous encore se trouvent les hoplites, ceux qui sont en mesure de s’équiper par leurs propres moyens pour devenir des soldats, enfin les hommes libres et les esclaves qui rament dans les trières. Ceux-là ne pourront que se fréter eux-mêmes, ou être contraints au rôle d’énergie dans la machine sociale et de guerre. Nous sommes en présence d’un système hiérarchique constituant une dromocratie : une hiérarchie de richesse qui est en même temps aussi une hiérarchie de vitesse. C’est également le cas dans la société romaine avec les “equites romani”, qui sont en réalité des banquiers. N’oublions pas qu’à l’origine la banque est liée au cheval, aux possibilités de bénéficier d’une plus-value grâce à un messager, à des informations et à des moyens de transport. D’autre part nous connaissons l’importance de la marine dans le capitalisme méditerranéen, comme nous l’apprend Braudel…" [C'est moi qui souligne]

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