dimanche 26 avril 2020

Bella ciao, Angelo !

"Le joueur qui commence la partie mélange les lettres du sac et tire les sept premières lettres. Les pièces sont prélevées une à une dans la poche opaque et déposées face cachée sur la table. [...] Elles ne portent aucun signe distinctif : c'est un alphabet aux lettres fines, aux chiffres simples. Mais l'enfant, à partir de ces quelques lettres lumineuses et modestes, voit déjà se profiler des vocables inconnus, des trouvailles sonores, des significations inattendues. De ce maigre butin de bois, il fera bientôt lever une forêt de signes très anciens mêlés de caractères nouveaux, dont la lignée l'enchante et dont la portée le réjouit. Et tout, absolument tout ce qui va être conté maintenant, le sera à partir de cette puissance de l'enfance, de ces quelques pièces de bois disposés sur la table et d'une case centrale étoilée sur laquelle sera posé le premier mot joué."

Michaël Ferrier, Scrabble, Mercure de France, 2019, p. 19-20.

Tous les week-ends j'ai des compagnons de confinement, les deux enfants, grands enfants maintenant, Gabriel et Violette, que je vais chercher le vendredi en fin d'après-midi, abandonnant leur maison avec jardin pour l'appartement (avec balcon tout de même), mais ils n'ont pas l'air de trop en souffrir (ce sont des urbains, toute leur enfance s'est passée en ville alors que j'ai vécu de longues années en pleine campagne et que le besoin d'arbres, de prés, de vastes espaces et de ciels se fait chez moi vite sentir). Quelques rituels rythment notre existence tranquille, ainsi avec Gabriel le jeu d'échecs et le scrabble. Parlons-en du scrabble, ce jeu dont l'image court tout au long du très beau livre de Michaël Ferrier* sur son enfance tchadienne, enfance de sable et de poussière, merveilleuse et magique avant d'être emportée par le tumulte et l'horreur de la guerre. Ce scrabble auquel je joue depuis un demi-siècle, et dont je connais les stratégies par coeur, mais depuis quelques semaines la chance me fuit, et Gabriel qui progresse de partie en partie m'inflige de lourdes défaites. Et cet après-midi je touche le fond, j'ai beau user des ficelles connues pour essayer d'avoir un tirage potable, c'est chaque fois plus difficile, vous connaissez ça, abondance de voyelles puis de consonnes, lettres qui ne s'accordent pas, ouvertures qui se dérobent, perspectives qui se bouchent : je culmine avec une improbable série OOIIIGG. A trois coups de la fin, je ne m'en remettrai pas.

Un peu plus tard, consultant mon fil twitter, je tombe sur une courte vidéo montrant un Italien chantant dans la rue Bella Ciao, la chanson des Partisans, pour fêter la libération de Milan, Turin et Gênes le 25 avril 1945.

Je ne sais pas alors qui est ce Giorgio Gori, mais cela m'amuse de retrouver mes I, mes O et mes G du tirage impossible (en recherchant cette vidéo que je n'avais pas indexée sur le moment, je découvre que Giorgio Gori est le maire démocrate de Bergame, l'une des villes italiennes les plus touchées par le Covid ).
Tout de suite après, je replonge dans le catalogue du Mucem consacré à Jean Giono, acheté en novembre, mais que j'ai lu depuis de façon irrégulière, que j'avais même carrément délaissé avant que la vidéo de l'Ina postée récemment n'ait relancé mon intérêt. Giono que me désignait encore ce matin la lettre de France Culture, faisant la réclame du feuilleton radiophonique en dix épisodes du Roi sans divertissement, ce chef d'oeuvre implacable, et je sais bien qu'il y a peu de chance que je prenne le temps de cette écoute, mais la tentation est si grande qu'au soir l'onglet en est toujours ouvert sur mon navigateur. 
Et là soudain je percute : Dio mio ! du I, du O, du G, là encore. Jean (en italien Giovanni) Giono, c'est lui bien sûr que me désigne l'attracteur étrange. C'est sur lui que mon attention doit se porter tout entière, et c'est donc avec une ferveur renouvelée que je lis alors un des textes inclus dans le catalogue, Giono en habit de naufrage, de David Bosc, essentiellement consacré au Hussard sur le toit.

De quoi nous parle Le Hussard sur le toit ? D'un jeune homme, Angelo, colonel piémontais en cavale, qui circule à travers une Provence dévastée par le choléra.
" En 1965, Jean Giono a repris l'image qu'Angelo lui avait offerte vingt ans plus tôt : "dans le jargon de la marine à voiles, les habits de dimanche s'appellent les habits de naufrage parce que ce sont ceux-là (les meilleurs) qu'on enfile en vitesse pour les sauver en abandonnant le navire." Chez Giono, cet habit a des poches aussi vastes que l'univers, avec ses nébuleuses et ses Spoutnik, ses auberges rouges, ses fontaines, ses arrêts d'autocar. Et il n'est pas question d'abandonner le navire, puisque, aussi bien, nous habitons les convulsions et les effondrements d'un naufrage qui n'en finit pas de lenteur." (p. 251-252)
Je retrouve cette idée des habits de naufrage dans une étude de Jacques Mény (auteur inscrit aussi au catalogue), sur un site consacré aux Ames fortes :
"En juin 1946,  l’abandon provisoire de son grand livre [Le Hussard] désarçonne Giono. L’élan de sa création brisé, il se trouve en plein désarroi. À la fin du mois d’octobre 1946, il écrira que les quatre mois qu’il vient de vivre ont été d’« une effroyable tristesse, qui a dépassé la tristesse même ». Certes, il y a des raisons d’ordre privé à cette tristesse, mais l’interruption du Hussard l’a aussi laissé face à un vide vertigineux. Il n’a aucun autre projet à lui substituer, même provisoirement ; aucun « plan B ». Entièrement concentré sur son cycle romanesque depuis plus d’un an, il s’est juste octroyé, au début de 1946, un moment de diversion pour se délivrer de la « farouche attention » qu'exige son roman, en composant son poème « Déluge universel ». En date du 9 juin 1946, Giono recopie dans son « journal » un extrait du Voyage de la corvette L’Astrolabe de Dumont d’Urville, qui semble bien correspondre à la manière dont il perçoit sa situation à ce moment : « Nous restâmes ainsi en perdition pendant plus de trois jours ; et dans cette position si longuement désespérante, on voyait par un contraste assez singulier tous nos hommes en costume du dimanche ou de naufrage, comme on voudra l’appeler, c’est-à-dire vêtus de leurs meilleurs habits."
Je n'ai jamais lu Le hussard sur le toit. Une de mes innombrables lacunes. Il se trouve que Violette l'a justement dans ses bagages, en poche emprunté à sa mère (cette jeune fille de quinze ans est une grande lectrice, et elle profite allègrement du confinement pour dévorer de l'imprimé, les chiens ne font pas des chats). Pour une fois, c'est moi qui lui dérobe un ouvrage. Je dois lire Le hussard.

Scrabble de Michaël Ferrier et le catalogue Giono du Mucem, jaune presque identique des couvertures, typo blanche similaire

 Cet article est le 777ème d'Alluvions.


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* Un livre que j'aurai dû rendre à la médiathèque depuis longtemps, mais que le confinement a bloqué à la maison. On voit que ce n'était pas en vain.

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