jeudi 29 août 2013

Le centre noir du châle

De la chasse rituelle au Festival du Livre d'Angles-sur-Anglin, j'ai rapporté - ce fut le premier volume qui me fit signe, dans la masse d'imprimés qui m'apparut cette fois-ci presque indigeste - Rilke, par Philippe Jaccottet, dans la collection Ecrivains de toujours, au Seuil. Je commençai de le lire la semaine dernière en Dordogne, et l'achevai avant-hier soir après avoir rédigé la petite note sur Sédelle et Cabourg.
Il était question, là, de centre et de vide, de centre blanc, qu'on ne pouvait ou ne devait décrire.
Or, voici que Jaccottet évoquait cette visite de Rilke au musée de Berne, où son attention est retenue par une collection de châles qui y était exposée :


... des châles, des châles de cachemire de la Perse et de Turkestan, tels qu’on en voyait prendre une valeur touchante sur les épaules doucement tombantes de nos arrières-grands-mères ; des châles au centre rond, ou carré, ou étoilé, sur un fond noir,
vert ou ivoire, chacun d’eux un monde en soi,vraiment, oui, chacun un bonheur complet, une félicité totale et peut-être un total renoncement –chacun tout cela, tout tissé d’humain, chacun un jardin dans lequel tout le ciel de ce jardin était dit, était contenu aussi, comme dans le parfum du citron l’espace tout entier, le monde tout entier probablement, que l’heureux fruit a intégré jour et nuit dans sa croissance, se communique.
Comme il y a des années, à Paris, les dentelles, j’ai compris soudain devant ces étoffes déployées, l’essence du châle ! Mais la dire ? Autre fiasco... c’est peut-être seulement ainsi, seulement dans les transmutations que permet un lent et tangible travail manuel, que réussissent des équivalents complets, silencieux, de la vie, ce à quoi le langage n’aboutit jamais qu’au moyen de périphrases, hors les rares cas où il parvient à obtenir, dans un appel magique, que telle ou telle face plus cachée de l’existence demeure, l’espace d’un poème, tournée vers nous.
Il me fut impossible de retrouver sur le net une image de cette collection Moser. Voici donc celle du livre :


 Jaccottet écrit que ce "poème du châle, Rilke ne l'en a pas moins tenté, à trois reprises (en octobre 23 et juillet 24). Dans la deuxième strophe, il s'avoue pareil à l'amant qui se rend compte qu'aucun nom ne dira jamais l'aimée, et précise qu'en voyant ce centre noir
                                           qui crée un pur espace pour l'espace :

   tu comprends que les noms sur lui sans fin
   seront gaspillés : car il est le milieu.
   Quel que puisse être le dessin de nos pas,
   c'est autour d'un tel vide que nous marchons."

Mur (Dordogne - La Carrière Haute)
 

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