Rien écrit ici (ni ailleurs) depuis plus de deux semaines. C'est que le covid est passé par là. Le covid que j'avais évité jusque-là, à tel point que je commençais presque à croire que je faisais peut-être partie de cette minorité mystérieusement résistante à la maladie. Illusion qui a donc volé en éclats ces derniers temps. Et de quelle manière : suspectant donc la présence du virus après plusieurs jours de fatigue, de rhume et de toux, je vais en ville de bon matin prendre un rendez-vous pour un test PCR. Fixé à 11 h 15, je tue le temps en arpentant la ville à douce allure, et finit par passer par ma librairie préférée, Arcanes. C'est là que je suis soudain saisi d'un malaise vagal. Je reprends conscience dans le camion des pompiers qui me conduit aux urgences. La salle d'accueil est bondée, je vais rester là dix-sept heures sur un brancard en attendant les divers examens auxquels on me soumet. J'ai pu mesurer concrètement l'état de tension qui règne dans le système de soins français et rends hommage aux soignants qui font ce qu'ils peuvent dans ce contexte très difficile.
Rentré chez moi à cinq heures du matin, je vais donc affronter la bête : les sept jours qui suivent se résument à un seul symptôme, le mal de crâne obsédant, incessant, que ne parvient guère qu'à estomper le Doliprane qu'on m'a prescrit. Impossible de poser les yeux sur un livre : quand le grand lecteur que je suis n'a plus le goût à sacrifier à sa passion, c'est que les choses vont vraiment mal. Quant à écrire, c'est encore pire : je mesure là combien il faut de forme physique pour pouvoir se consacrer à un effort intellectuel comme celui de l'écriture. Néanmoins, petit à petit, je vais ressortir de ce trou noir, recommencer à lire, marcher dans les rues, laisser la pluie fouetter mon visage. Les céphalées s'espacent, ne reviennent qu'au mitan de la nuit, juste assez pour fragmenter mon sommeil. Parfois, j'ai eu envie de pousser le cri de Munch, épuisé de subir les élancements migraineux, les rêvasseries sans grâce, la fébrilité des membres.
Si je parle de Munch, c'est avec une arrière-pensée : avant d'être terrassé par le covid, j'avais retrouvé dans un carnet de 2016 un texte où était évoqué le célèbre tableau du peintre norvégien (au coeur du dernier article publié, Le cri de la dernière reine). J'avais décidé en mon for intérieur de le reproduire ici, et c'est donc par là que je reviens en ce jour. Voici donc, à peine rectifié, le chapitre XIII, daté du mercredi 16 mars 2016, de ce que j'appelai alors le Carnet de l'attracteur étrange (2), rédigé au crayon noir sur le carnet Pantone Sulphur Spring 13-0650.
"A Argenton, ce samedi après-midi, j'avais une autre visée, je voulais faire d'une pierre deux coups, et après la visite au musée de la Chemiserie, je voulais rendre visite à Gaëlle Monsacré afin de découvrir enfin de visu les lampes qu'elle façonne dans les calebasses du Mali et d'ailleurs. Nous en avions discuté brièvement lors d'une soirée des Tasons où elle était venue avec Michel Thouseau, son compagnon. Je n'avais pas noté l'adresse précise, croyant l'avoir identifié d'après sa description, au bord de la Creuse, là même où j'allais manger mon sandwich et lire mon journal, avant d'intervenir dans les classes.
La rivière, grossie des pluies récentes, roulait ses eaux turbulentes, et nombre de pêcheurs ponctuaient les berges ou affrontaient le flot avec leurs cuissardes. Je m'étais leurré sur l'adresse : le moulin qui enjambait la partie droite de la Creuse, propriété d'un peintre local, n'était pas ce que je cherchais. Je remontais alors la promenade le long de la rive jusqu'au moulin du Rabois, puis revins vers le centre par les petites rues silencieuses où, ça et là, une échelle de mesure de la hauteur des eaux, une marque datée sur un mur, témoignent encore de la violence et de l'ampleur de la crue d'octobre 1960, à un mois de ma naissance.
J'avais emporté mon appareil photo. J'avais passé des mois sans lui (à Grenade, je n'avais que l'ipad et le Zoom H1) et j'étais comme frustré. C'était un bonheur de partir à nouveau dans cette chasse subtile en sachant que ce qui me requiert ce ne sont pas les humains (non que je les dédaigne, mais je me sens incapable pour le moment du moins de les saisir d'une manière qui me satisfasse), mais la matière, dans les accidents de ses textures, le temps inscrit dans la substance, dans les abstractions qu'elle dessine. C'est ainsi que je m'attardai sur une porte bleue, avec une serrure en forme de coeur. De retour à Châteauroux, une analogie me frappa avec le célèbre tableau de Munch, Le Cri.
J'avais fermé la boucle de ma promenade, et me retrouvai comme le personnage de Munch sur le pont dominant la rivière, le vieux pont autrefois pourvu de maisons, reliant les deux parties de la ville médiévale. Pour autant, aucune détresse, la simple déception de n'avoir pas su dénicher le repaire de la Fée des lumières. Avant de repartir, je contemplais une dernière fois les maisons à galerie donnant sur la Creuse et c'est alors que je la vis, prenant l'air sur le balcon vert de l'une de ces maisons. Elle m'avait aperçu aussi et vint m'ouvrir côté rue.
Long couloir. La maison est la réunion de deux logis antérieurs : au Moyen Age, une rue les séparait, une ruelle étroite qu'on combla ensuite sans remords. Nous sommes au coeur de l'Argenton historique dont les traces affleurent dans la pierre des murs, un arc de porte, l'enchevêtrement des toitures.
C'est dans l'une des petites pièces de la demeure que Gaëlle sculpte ses lampes. Elle m'en fait admirer certaines, qui jettent sur les murs des broderies d'ombre. Son travail est de plus en plus reconnu, et plusieurs de ses réalisations ont franchi l'Atlantique. Je lui en commande une, qui déploie ses draperies lumineuses sur 360°.
Il y a onze ans, en ce même mois de mars, je me lançai dans l'écriture, avec le blog Fragments de géographie sacrée, reprise de mes travaux antérieurs à partir de l'équinoxe de printemps. Argenton, sur l'axe 0° Bélier, le point vernal, était la première étape du périple zodiacal. Le premier billet s'ornait d'une photo prise au même endroit. Le Bélier c'est la victoire de la lumière sur les ténèbres : à compter du 21 mars, les jours prennent le pas sur les nuits. Les lampes de Gaëlle épousent la symbolique de la cité ; de la galerie verte elle domine le flot puissant de la rivière au nom d'abîme (la Creuse), et je songe que son nom même est merveilleusement accordé à la situation du lieu : Mont sacré.
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