mardi 22 novembre 2022

Cristal noir #10 : Se souvenir du futur

Le 24 décembre 2019, j'achète à la petite Fnac de la ville Se souvenir du futur, Guider son avenir par les synchronicités (Guy Trédaniel, 2019), par Romuald Letessier et Jocelyn Morisson. J'avoue que c'est avec une extrême circonspection que j'ai abordé ce livre : les synchronicités sont un domaine fascinant que j'explore depuis tant d'années, donnant souvent lieu aussi, je ne le sais que trop, à des récupérations par des affairistes du "développement personnel". C'est un peu l'ambiguïté du sous-titre qui laisse à penser qu'il y aurait une méthode pour "se servir" de "ces petits miracles du quotidien qui nous adressent des messages chargés de sens". Ma longue expérience en la matière m'a plutôt convaincu du contraire : les synchronicités, ces coïncidences pétrifiantes, troublantes, étranges, sont à l'image des rêves, la plupart du temps, inaccessibles au sens, énigmes résistantes. Je veux bien croire que la science de leur interprétation m'est refusée, et que d'autres peut-être la possèdent, mais je n'en ai jamais eu la preuve. Faire croire que l'analyse des synchronicités permet de mieux diriger sa vie est au mieux une illusion, au pire une escroquerie. Mais on me dira : alors pourquoi s'y intéresser si cela ne sert à rien ? C'est là qu'il y a erreur, cela ne sert pas à rien, mais il faut oublier la plupart du temps l'idée d'un  message à décrypter. Les synchronicités nous enchantent comme les rêves, elles sont des fenêtres ouvertes sur l'inconscient, sur une autre dimension du monde, un monde qui si souvent nous semble muet, sourd à nos appels. Le voici soudain qui s'anime, nous électrise par l'étincelle d'une rencontre, d'une collision de mots ou d'images. La synchronicité n'est pas utilitaire, ou alors de façon très marginale, c'est avant tout un éblouissement . On la reçoit, on la contemple comme un cadeau de l'instant, comme une oeuvre d'art.


Heureusement, Se souvenir du futur échappe dans ses grandes largeurs à l'attrape-nigaud du développement personnel. Je ne l'aurais d'ailleurs pas acheté s'il n'y avait pas eu la préface de Philippe Guillemant, ce physicien du CNRS qui propose une explication rationnelle de la synchronicité à travers sa théorie de la "double causalité" ou de "l'espace-temps flexible", qui s'appuie sur cinq prémisses qu'il résume ainsi : "1) notre futur est déjà réalisé, 2) il peut changer, 3) l'intention excite un nouveau futur, 4) celui-ci influence le présent, 5) l'attention le fait entrer dans la réalité"(p. 14).*

Evidemment, comme le souligne Philippe Guillemant, les choses ne sont pas si simples. Le futur ne serait pas prédéterminé, et notre libre arbitre devenu créateur pourrait nous permettre en théorie de choisir les lignes de vie qui nous agréent. Mais ce serait oublier les conditionnements qui nous poussent à emprunter un itinéraire extrêmement balisé : Guillemant utilise la métaphore du GPS pour décrire ce déterminisme : "Le conditionnement dans lequel nous sommes enfermés n'est alors rien d'autre que la tendance que nous avons à suivre naturellement les instructions qui nous sont données par le GPS." Il est naturellement possible de désobéir à la voix qui nous intime de tourner à droite ou à gauche, mais pour cela il faut tout de même une bonne raison. Si vous n'avez pas une représentation intérieure de l'espace à parcourir, un sens de l'orientation développé, vous ne saurez pas à quel moment dire non à l'option proposé par le GPS, vous ne saurez pas repérer à temps son erreur toujours possible.

Extrait de la BD "Friandises philosophiques", inspirée d'une conférence de Philippe Guillemant

Guillemant revient également sur le sous-titre de l'ouvrage : "Il importe de préciser que, de tout temps, l'homme a, sans le savoir, toujours créé des synchronicités pour choisir son avenir. J'ai moi-même fini par comprendre, a posteriori, en m'étonnant de la façon dont ma carrière avait dépendu de hasards, que non seulement les meilleures de mes innovations  avaient été orientées par la synchronicité, mais aussi que les meilleures de mes idées avaient été introduites dans mon cerveau. Qu'il s'agisse de synchronicités ou d'intuitions , nous sommes là en présence d'informations en provenance du futur qui "débarquent " par surprise soit dans l'environnement, soit à l'intérieur du cerveau ; une intuition n'tant en fin de compte qu'une synchronicité purement mentale." (p. 19) Passage éclairant en ce qu'il montre bien le caractère non volontariste de la synchronicité. L'homme suscite, "sans le savoir", des synchronicités, elles "débarquent par surprise" : l'important n'est donc pas dans le décryptage d'un soi-disant message de la conscience, mais bien dans l'attitude où se placer dans l'attente de ces surgissements. Etre à l'écoute de ce qui vient, être attentif aux signes du milieu, aux irruptions du rêve, voilà à peu près la seule tâche à accomplir, et c'est plutôt un non-agir qu'une volonté. Tout en sachant que, comme le note le sociologue allemand Hartmut Rosa, le monde est foncièrement "indisponible'", et qu'il ne dépendra que de lui de répondre ou non à notre appel.


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* Pour en savoir (beaucoup) plus, voir son site

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