Hier, j'achète Le 1, hebdo du 9 novembre, titré Comment sortir de nos angoisses. L'éditorial de Laurent Greisalmer, Tous angoissés, commence par l'évocation du Cri : "Deux longues mains stylisées encadrent un visage effrayé, deux cercles représentent un regard d'épouvante et plus bas une bouche grande ouverte exprime la stupeur et la crainte. Le Cri, cette oeuvre du peintre norvégien Edvard Munch, dont on peut voir actuellement la version lithographique au musé d'Orsay, symbolise à elle seule notre angoisse contemporaine." L'illustration choisie pour le billet est une reproduction du Cri par l'Américain Nathan Sawaya, en briques de Lego. On peut préférer l'original.
Au coeur du numéro se trouve l'entretien avec la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. Elle rappelle que le penseur de l'angoisse est Kierkegaard : "Chez lui, elle n'est pas qu'une défaillance. Elle est la manière dont le sujet se positionne dans le monde : le sujet n'accède a son propre sujet que par la traversée de l'angoisse qui est existentialiste. Elle est au fondement même de la condition humaine. [...] Kierkegaard a écrit Le Concept d'angoisse, mais cette notion est le fil rouge de son oeuvre, une sorte de concept pivot. Il est le penseur qui a donné ses lettres de noblesse à l'angoisse : l'être humain expérimentant par l'angoisse ce que serait la liberté, qui est d'abord un vertige."
On sait combien ce dernier mot de vertige est cardinal pour moi (qui me suis amusé à en relever toutes les occurrences pendant des mois, en 2018, dans mon Cahier des vertiges). Je ne cesserai jamais, je pense, de m'étonner de sa présence dans le discours de mes contemporains. Ainsi Greisalmer pouvait lui aussi écrire, juste après avoir décrit Le Cri : "Les causes de ce vertige existentiel surabondent, et il suffit d'en citer quelques-uns - le changement climatique, la guerre en Ukraine, la menace d'une frappe nucléaire, les flux migratoires ou la résurgence des épidémies - pour prendre la mesure du phénomène."
Et la dernière page s'achève sur cette citation de Kierkegaard, encore lui : "L'angoisse est le vertige de la liberté."
Je voudrais raconter maintenant une anecdote personnelle où Le Cri trouve encore place. Il se trouve que ma fille Pauline m'a rapporté de son voyage aux USA, il y a quelques années, un jeu de Memory, le Modern Art Memory Game, basé sur 36 paires d'images.
On remarquera bien sûr sur le couvercle du jeu notre fameux Cri. A signaler qu'en anglais, le tableau est traduit par The Scream. Mot au coeur du tableau central, dû à Ed Rusha (1964).
Il se trouve que je joue assez souvent à ce jeu avec mon autre fille, Violette. C'est ce que nous fîmes le 9 octobre dernier. Nous jouons avec 35 paires et demi (une image de Fernand Léger a disparu on ne sait comment), en disposant les cartes sur un rectangle de 9 x 8.
Or cette après-midi là, nous avons retourné pas moins de sept paires adjacentes, images semblables posées l'une à côté de l'autre. Pourtant, chaque fois, nous prenons soin de bien mélanger les cartes, et avant de les étaler nous les brassons encore une fois face cachée. Il n'est pas rare, ceci dit, d'avoir une paire adjacente, mais nous n'en avons jamais eu plus de deux ou trois à chaque partie. D'ailleurs, j'ai plus tard refait trois essais, où j'obtins 2, 0 et 3 paires adjacentes. Lors d'un quatrième essai, je n'ai pas mélangé les cartes et me suis contenté d'un brassage : je n'ai pas obtenu plus de trois paires adjacentes.
Ce nombre de sept était donc assez étonnant, et me frappa comme ces plaques d'immatriculation que j'ai souvent évoquées ici. Le surgissement d'un ordre au sein du désordre m'étonne toujours. J'ai voulu examiner l'affaire plus en détail : quelles étaient les paires incriminées ?
On pouvait les ranger en trois catégories :
1/ les portraits : The Song of Love, de Giorgio de Chirico (1914), Girl of Hair Ribbon, de Roy Lichtenstein (1965), Marylin, d'Andy Warhol (1967).
2/ les personnages : Portrait of Adele Bloch-Bauer, de Gustav Klimt (1907), et (ici nous n'avons pas de certitude, nous n'avions rien noté sur le moment et ce fut un autre travail de mémoire que de se rappeler les paires apparues) soit Birthday, de Marc Chagall (1915), soit Harlequin with Guitare, de Juan Gris (1919)
3/ les oeuvres abstraites : Blue II, de Joan Miro (1961), et Movement in Squares, de Bridget Riley (1961).
Il faut noter
- que les portraits sont surreprésentés (trois sur les cinq possibles dans le jeu), au contraire des oeuvres abstraites (2 sur 20 possibles). Le Miro et le Riley sont contemporains (tous les deux créées en 1961).
- que soixante ans séparent l'oeuvre la plus ancienne (Klimt, 1907) de la plus récente (Warhol, 1967).
Le 22 octobre, nous avons rejoué deux parties, dans une sorte d'attente délicieuse de ce qui allait surgir ou non. Nous eûmes dans la première trois paires adjacentes, rien de surprenant donc, et Le Cri de Munch dans un des coins du rectangle. Dans la seconde partie, je n'ai pas noté de paires adjacentes, mais en revanche, la présence en coin des trois portraits : Marylin à l'angle nord-ouest, Chirico et Lichtenstein, côte à côte à l'angle opposé, à l'autre bout de la diagonale.
Je ne tire aucune conclusion de tout ceci. Qui m'apparaît un peu comme un rêve dont le contenu latent m'échapperait.
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