lundi 9 mai 2022

7 - Tempête à Helgoland

Septième article, dernière étape avant les bifurcations et dérives à venir. Deux livres vont en constituer le centre, le coeur actif et vibrant. 

Le premier a été écrit par un physicien italien, Carlo Rovelli, et se nomme Helgoland, Le sens de la mécanique quantique (Flammarion, 2021). Je l'avais aperçu chez mon ami Ivan, qui m'en avait parlé avec ferveur, et quand le volume daigna s'afficher au présentoir des nouveautés de la médiathèque, il se retrouva aussi sec dans mon sac à dos. Du même Rovelli, j'avais lu déjà L'Ordre du temps, paru en 2018, et ç'avait été très stimulant (je l'évoque d'ailleurs dans De Cthulhu à Uruk, en écrivant  que j'y reviendrai, ce que je n'ai jamais fait). L'art de Rovelli est de vous faire croire que vous comprenez enfin quelque chose  à des théories aussi complexes que la gravité quantique, en affirmant dans le même temps que lui-même, d'une certaine manière, n'y comprend rien. Je ne dis pas ça pour le simple plaisir de mystifier par un paradoxe facile, regardez la dédicace du livre : "à Ted Newman, qui m'a fait comprendre que je ne comprenais pas la mécanique quantique".

Helgoland, qu'est-ce que c'est ? Une île allemande de la mer du Nord, (île sacrée, selon l'étymologie du bas allemand ancien). Que rejoint un jeune physicien de 23 ans à l'été 1925, pour la bonne raison qu'il n'y a pratiquement aucun arbre sur cette terre et donc très peu de pollen, et que le pauvre Werner Heisenberg souffre d'allergie. Et Rovelli de préciser "Helgoland avec son arbre unique" ainsi la nomme Joyce dans Ulysse), et je ne peux m'empêcher de frissonner car je suis depuis peu, on l'a vu, plongé dans Ulysse, et que la citation, évidemment, me stupéfie. Mais passons, si Heisenberg est présent sur l'île, ce n'est pas pour la littérature (encore qu'il lui arrive d'interrompre son travail pour escalader quelques rochers ou apprendre par coeur des poèmes tirés du Divan occidental-oriental de Goethe), mais pour démêler un problème d'électrons et d'orbites, de sauts absurdes d'une orbite à l'autre, que lui a refilé Niels Bohr, le maître de Copenhague. Je ne développe pas l'affaire, c'est au-delà de ma compétence, mais il semble bien qu'il donne en ce lieu la première définition cohérente de la mécanique quantique. Il écrivit plus tard : « Il était environ trois heures du matin lorsque la solution aboutie du calcul m'apparut. Je fus tout d'abord profondément secoué. J'étais si excité que je ne pouvais songer à dormir. J'ai donc quitté la maison et attendu l'aube au sommet d'un rocher ».


Le même Niels Bohr parle de "l'impossibilité de séparer nettement le comportement des systèmes atomiques de l'interaction avec l'appareil de mesure qui sert à définir les conditions dans lesquelles le phénomène apparaît." Rovelli précise alors qu'au moment où le savant écrit ces lignes, dans les années 1940, les applications de la théorie sont confinées aux seuls laboratoires, mais que l'on sait maintenant, un siècle plus tard, que la théorie s'applique à tous les objets de l'Univers :

"Ainsi révisée, l'observation de Bohr rend compte de la découverte qui est au coeur de la théorie : l'impossibilité de séparer les propriétés d'un objet des interactions au cours desquelles ces propriétés se manifestent et des objets auprès desquels elles se manifestent. Les propriétés d'un objet sont la façon dont il agit sur d'autres objets. L'objet lui-même est un ensemble d'interactions avec d'autres objets. La réalité est ce réseau d'interactions, en dehors duquel nous ne comprenons même pas de quoi nous serions en train de parler. Au lieu de considérer ce monde physique comme un ensemble d'objets aux propriétés définies, la théorie quantique nous invite à voir le monde physique comme un réseau de relations dont les objets sont les noeuds." (pp. 99-100)

Carlo Rovelli expose ainsi une interprétation des phénomènes quantiques connue sous le nom de mécanique quantique relationnelle (pour en saisir la signification de façon plus argumentée, je renvoie au bel article de Martino Lo Bue dans En attendant Nadeau).

A ce stade, parlons sans plus attendre du second livre, au coeur, je l'ai dit, de cet article. Un livre qui n'est certes pas un livre sur la science, qui n'est pas un livre théorique, et qui, pourtant, parle au fond de la même chose que Carlo Rovelli : la relation. Il s'agit de Connexion, de la poétesse et performeuse londonienne Kae Tempest.


Son arrivée sur ma table est une histoire en soi. Je ne connaissais absolument pas Kae Tempest  avant le 6 avril. Ce jour-là, je suis encore remué par le dernier film de Cédric Klapisch, En corps. Et j'en lis dans Télérama la critique par Guillemette Odicino, qui se termine par ces mots : "Avec cette comédie sensible sur la fragilité érigée en force, Cédric Klapisch, toujours à l'écoute du rythme du monde, signe, peut-être, son meilleur film." Et, après la distribution, il est dit : "Lire aussi pages 15 et 28". Page 15, d'accord, c'est un portrait du cinéaste, mais page 28, il y a erreur : l'article porte sur Kae Tempest. Article pas lu, que je n'aurai sans doute jamais lu, si cette erreur ne me l'avait désigné. Il se trouve que je prends le temps de le survoler et que, très vite, je suis intrigué. Et je relis plus attentivement. Apprenant que Kae Tempest est née Kate Calvert en 1985. Calvert, tiens, comme Calvert Vaux, l'architecte de Central Park, autre londonien. Et que son nom, Tempest, est emprunté à Shakespeare, à sa dernière pièce, que j'avais croisée ces derniers temps à plusieurs reprises (sans que je le note ici).* Et puis, dans l'article d'Hugo Cassaveti, il y avait cette phrase : "Sur The Line Is a Curve, une image un peu floue, néanmoins plus affirmée, mélange de force et de fragilité, présente l'artiste, désormais épanoui(e), en harmonie avec son apparence choisie : non binaire, tout simplement, iel ne se sentant ni homme ni femme." Force et fragilité, ici encore associées. Ce n'est pas nouveau bien sûr, pas extrêmement neuf, mais la proximité temporelle et spatiale me touche tout de même.


Le 17 avril, nous nous rendons à Poitiers, où Pauline nous a conviés à venir voir la pièce qu'elle a aidé à mettre en scène, La Cerisaie de Tchekhov. Dans sa bibliothèque, je découvre Connexion, de Kae Tempest, un texte de 2021 dont nous n'avions jamais parlé ensemble. Je lui emprunte et termine les deux livres dans la même foulée, à l'image de cette disposition bi-frontale que la troupe, des amateurs doués, a choisie dans la salle des fêtes de Saint-Sauvant pour présenter la fin d'un monde (et les noms de Kharkov et de Moscou résonnaient étrangement ce soir-là)**. 

Les deux livres, oui, si dissemblables soient-ils, me semblaient profondément intriqués, pour reprendre un mot propre à la mécanique quantique. Ils parlent tous les deux de connexion, de relation à l'autre, de relation au monde. Et puis ne sont-ils pas identiquement structurés : trois parties mais sept chapitres pour le Rovelli, sept chapitres pour Connexion agencés à la manière d'un concert ? ***


Et puis, il y a cette parole de Joyce, une fois encore :


Mais surtout, il y eut cette citation, au septième et dernier chapitre d'Helgoland, Où je tente de conclure une histoire qui n'est pas terminée, cette citation de La Tempête, en anglais :

ACT IV, SCENE I

PROSPERO, to Ferdinand
You do look, my son, in a moved sort,
As if you were dismayed. Be cheerful, sir.
Our revels now are ended. These our actors,
As I foretold you, were all spirits and
Are melted into air, into thin air ;
And like the baseless fabric of this vision,
The cloud-capped towers, the gorgeous palaces, 

The solemn temples, the great globe itself,
Yea, all which it inherit, shall dissolve,
And, like this insubstantial pageant faded,
Leave not a rack behind. We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep. 

Dans le corps du chapitre, le physicien revient sur ces vers. Il reconnaît qu'il y a quelque chose de déconcertant dans la vision du monde portée par sa théorie, parce que l'on doit "abandonner quelque chose qui nous semblait très, très naturel : l'idée d'un monde fait de choses."

"Une partie du caractère concret du monde semble se dissoudre dans l'air, comme dans les couleurs irisés et violacés d'un voyage psychédélique. Nous en restons stupéfaits, un peu comme le décrit Prospero dans l'épigraphe placée en tête de ce chapitre : "Et de cette vision le support sans racine, les tours couronnés de nuages, les palais somptueux, les tempes solennels et le vaste globe lui-même et tout, ou tout ce qui peut hériter de lui, va se dissoudre un jour, et comme ce spectacle immatériel s'est effacé, il ne laissera pas une traînée de brume..."

C'est la fin de La Tempête, la dernière oeuvre de Shakespeare, l'un des passages les plus émouvants de l'histoire de la littérature. Après avoir fait voler son public en imagination et l'avoir transporté un instant hors de lui-même, Prospero/Shakespeare le réconforte : "Vous avez l'air, mon fils, d'être d'humeur troublée comme par le chagrin. Allons, un peu de joie, nos fêtes maintenant sont finies. Nos acteurs, comme je vous l'ai dit, n'étaient que des esprits qui se sont dispersés dans l'air, dans l'air léger." Pour se dissoudre ensuite sereinement dans ce murmure immortel : "car nous sommes de cette étoffe dont les rêves sont faits. Notre petite vie est entourée par le sommeil."

Rovelli se trompe légèrement, car nous ne sommes pas ici à la fin de la pièce, mais à la scène 1 de l'acte IV, mais cela est de peu d'importance (je reviendrai un autre jour sur la fin).

Pour en finir provisoirement, il m'a plu de lire dans Le Monde du 27 avril que Peter Brook revenait, à 97 ans, sur La Tempête, en présentant aux Bouffes-du-Nord, son Tempest Project, spectacle "issu, écrit Fabienne Darge, de plusieurs ateliers avec des acteurs, en anglais et en français, par Brook et sa fidèle collaboratrice, Marie-Hélène Estienne. Un chantier autour de La Tempête, en quelque sorte, toujours en cours, dont la fragilité et l’inachèvement même bouclent la boucle pour le metteur en scène, d’un chemin de théâtre qui a tendu à donner corps à l’invisible – aux esprits ou à l’esprit tout court."

Et la journaliste finit sur les mêmes mots que Carlo Rovelli :

"Le théâtre est une île, à l’image de celle de La Tempête, « pleine de bruits, de sons et d’airs mélodieux » – le lieu par excellence où peuvent s’incarner, de la manière la plus aérienne qui soit, les forces de l’esprit. Pour peu qu’elles soient convoquées par un mage à même de les animer. La Tempête est bien une métaphore du théâtre, et surtout du théâtre qu’a cherché Peter Brook tout au long de sa vie.

Et Prospero, c’est bien Brook lui-même : un magicien doué de pouvoirs extraordinaires, dont le parcours a consisté à se défaire de ces savoirs comme d’une illusion, pour aller vers un théâtre de la vie et de l’épure, vers la simplicité et la profondeur permettant d’atteindre le cœur de l’existence humaine. Peter Brook, main dans la main avec Shakespeare, et avec sa profession de foi ultime : « Nous sommes faits de l’étoffe des rêves, et notre petite vie est entourée par un sommeil. »

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* Dans la biographie de Murielle Joudet sur Gena Rowlands, un chapitre était consacré par exemple à ce film de Paul Mazursky, Tempest (1982), adapté de la pièce, où John Cassavetes et Gena Rowlands tenaient les deux rôles principaux. Et en 1984, Love Streams, de et avec Cassavetes, porte plusieurs échos au drame shakespearien.


** Malade, Anton Tchekhov  met la dernière main à l’écriture de La Cerisaie, en 1903, à Yalta, et meurt, à 44 ans seulement, le 15 juillet 1904, quelques mois après la première de la pièce au Théâtre d’art de Moscou, le 17 janvier 1904. Extrait :

Lioubov -   Abattre la cerisaie ? Excusez-moi, mon cher, mais vous n’y comprenez rien. S’il y a quelque chose d’intéressant, voire de remarquable dans notre district, c’est uniquement la cerisaie.

Lopakhine - Elle n’est remarquable que par ses dimensions. Elle ne donne de fruits qu’une fois tous les deux ans, et encore on ne sait que faire des cerises, personne n’en achète. (…)

Firs - Quelquefois, la cerise séchée, on en envoyait de pleins chariots à Moscou, à Kharkov. De l’argent, à la pelle ! Et la cerise, alors, elle était douce, juteuse, sucrée, parfumée… On connaissait un procédé…

Lioubov -   Eh bien, ce procédé ?

Firs -  On l’a oublié. Personne ne s’en souvient.

La Cerisaie, d’Anton Tchekhov, Acte I, traduction de Génia Cannac et Georges Perros, Gallimard.

*** Et, bien sûr, l'idée des sept articles ici découle directement de cette convergence de structure.

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