mercredi 18 mai 2022

7.1 - Ferma les yeux pour entendre varech et coquillages

 ➔ Suite de 7 - Tempête à Helgoland (mais peut se lire indépendamment)

Peu de temps après avoir rédigé ce septième article de la série numérotée, je pris conscience de la parenté de cette paire Carlo Rovelli - Kae Tempest, le physicien et la performeuse, avec une autre lecture, que j'avais faite pour l'essentiel l'été dernier, sur les bords de la Vézère, au camping dit du Paradis, qui restera pour nous à jamais associé à la découverte des fascinantes grottes préhistoriques des Combarelles et de Font-de-Gaume. Cette lecture était celle du Journal phénoménologique d'Enzo Paci, un philosophe italien (1911-1976) pratiquement inconnu en France. Après ses études de philosophie et une thèse soutenue en 1934, sous la direction d'Antonio Banfi, introducteur des travaux de Husserl en Italie, il est en 1943 officier mobilisé en Grèce. Capturé par les Allemands, il est envoyé dans un camp de concentration, et c'est dans l'Oflag de Wietzendorf qu'il rencontre Paul Ricoeur, lui-même prisonnier depuis 1940, qui y traduisait secrètement les Ideen I de Husserl. Une forte amitié naîtra de ces jours sombres.


Pour Paci, il convenait de relire Husserl directement, sans passer par le filtre des existentialistes, et Sartre en particulier, avec son opus majeur, L'être et le Néant. Il faut penser l'homme dans son existence concrète. "Pour Paci, écrit son traducteur Arnaud Clément, la vie est vie de relations. La phénoménologie découvre l'intrication fondamentale qui relie les êtres et les constitue dans leur être même : ceux-ci ne se constituent pas indépendamment d'entrer en relation, mais par et dans les innombrables relations qu'ils tissent les uns avec les autres."Autrement dit, la relation est première, et c'est elle qui fonde l'existence ou non des entités du vivant. Le relationnisme de Paci (c'est ainsi que l'on désigne sa théorie) transpose au niveau de la personne et dans la dimension historique et sociale, la mécanique quantique dite relationnelle de Carlo Rovelli, qui s'applique pour l'instant au seul monde microscopique, infra-atomique. Frédéric Manzini écrit que l’intuition fondamentale de Paci est "celle d’une intrication fondamentale entre les êtres comme entre la conscience et le monde (...) rendue vivante dans les pages d’un Journal qui ressemble à un authentique voyage dans la tête d’un phénoménologue qu’on a envie de découvrir plus avant."

Quelle ne fut pas ma surprise, ceci étant dit, de retrouver dans ce Journal (écrit entre 1956 et 1961), le fil shakespearien apparu avec la dyade Tempest-Rovelli. Mieux, c'est Hamlet et La Tempête qui se voyaient convoqués et bien sûr, oserais-je dire, ce sont les mêmes vers fameux de cette dernière pièce qui étaient donnés :


Ce n'est pas tout. On a vu que James Joyce était aussi l'un des thèmes communs entre Rovelli et Tempest. Or, au 6 mars 2021, Paci note qu'il relit Ulysse dans la traduction italienne. La plage, au chapitre 3, Protée : 

"D'accord, Joyce cite Aristote (je ne veux pas m'étendre sur les problèmes de cette citation). Mais plutôt sur ce qui vient après, dans la même page, et qui est une véritable analyse phénoménologique des kinesthèses*. Elle implique même toute l'esthétique transcendantale. Joyce ne pouvait pas connaître les manuscrits D. Mais connaissait-il Ideen I ? "Stephen ferma les yeux pour entendre varech et coquillages s’écraser craquant sous ses godillots. Et ores donc, tu es bien en train de marcher au travers." Marcher au travers : analyse de ce que le moi peut percevoir, dans ses mouvements, comme traversable ou non-traversable. Il s'agit précisément du moi. D'Erlebnis** du moi, de modalité du "vivre" du moi. C'est le moi concret, la monade concrète, monade qui est aussi "corps propre", Leib. Le moi, avec son corps propre, constitue le monde au moyen des organes des sens et puis au moyen des kinesthèses : "Je le suis bien, un pas à la fois. Infime espace de temps traversant d’infimes moments d’espace."(p. 203)

Philippe Forest a-t-il lu Paci ? En tout cas, lui aussi évoque Husserl sur ce chapitre 3 :

"Dedalus au troisième chapitre d'Ulysse, se livre à une expérience. Sans que Joyce ait rien lu de Husserl - mais pourquoi l'aurait-il lu davantage que Freud ou que n'importe lequel des penseurs dont il fut le contemporain puisque, toutes ces oeuvres, la sienne les comprenait ? -, on peut rapprocher, me semble-t-il, une semblable expérience de celles auxquelles, au même moment, se livre la phénoménologie. Dans un tout petit livre, qui me servira ici de science suffisante - puisque, ayant assez sérieusement lu Husserl autrefois, j'en ai tout oublié et n'ai aucunement l'intention pour l'instant d'en reprendre la lecture, Ulysse se substituant avantageusement à tous les traités qu'il comprend, au moins pour les besoins de la présente démonstration -, Jean-François Lyotard définit la phénoménologie comme une entreprise qui vise "à reprendre tout savoir en remontant à un non-savoir radical", se donnant pour objet le "cela qui apparaît à la conscience", et ainsi de suite, le reste est dans les manuels de philosophie. (pp. 91-92)

Je suis encore bien moins compétent que Forest (que je soupçonne tout de même de quelque fausse modestie) pour disserter plus avant sur la phénoménologie, et j'en reviens à Paci :

"Stephen compte : « Cinq, six : le nacheinander."  Où Joyce a-t-il pris un terme si husserlien ? (Peu après : Nebeneinander.) Stephen, les yeux fermés, écoute le bruit de ses propres pas. Il pense aux modalités selon lesquelles le moi corporel sent le monde ; à l'accord des organes des sens en cet organe des organes, comme dit Husserl, qu'est le corps. Mais je peux ouvrir ou fermer les yeux. Je ne vois pas le monde, mais il est présent malgré tout, il est là, je suis inéluctablement lié à son Boden. Dans les inédits D17 et D18, l'homme est lié à la planète Terre comme à lui-même, comme à son propre corps. Ironie de Joyce. Mais quoi qu'il en soit, il est possible de lire tout l'Ulysse d'un point de vue phénoménologique."(p. 204)

La dernière édition chez Folio donne comme note sur Nacheinander : « En allemand, nacheinander : l’un après l’autre ; « nebeneinander –, l’un à côté de l’autre. Dans le Laokoon (1766), Lessing fait une distinction dans les arts entre la poésie, qui se déploie dans le temps (aufeinander – et non pas nacheinander – c’est là l’une des nombreuses citations erronées de Stephen), et les arts visuels, comme la sculpture et la peinture, qui se déploient dans l’espace (nebeneinander) »

Oh, il y aurait tellement à dire encore sur ce passage de Joyce, avec les commentaires croisés, à soixante ans de distance,  de Forest et de Paci, mais je crois que je m'y perdrais, et la bonne volonté du lecteur par la même occasion, aussi finirai-je sur un passage de la nouvelle de Claudio Magris que j'ai déjà abordé dans De Magris à Maris, le 7 mars dernier. C'est en effet dans Extérieur jour-Val Rosandra, que j'ai pour la première fois découvert ce "Nebeneinander" de Joyce :

"A Trieste, les temps ne se succèdent pas, mais s'alignent l'un à côté de l'autre, comme les débris des naufrages que la mer abandonne sur la plage."Nebeneinander", a dit le metteur en scène qui, comme il se doit, a lu Joyce ; temps qui se fait espace, événements entassés les uns à côté des autres, entrepôt de l'Histoire ou plutôt, a-t-il ajouté avec sa déformation professionnelle, archives cinématographiques, avec leurs histoires d'époques différentes tournées à des moments différents et dont les pellicules sont pourtant voisines, rangées les unes à côté des autres, disponibles pour un travail de montage qui pourrait les intriquer l'un dans l'autre."(p. 112)



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kinesthèse : n.f. (Philosophie) Mouvements de mon corps en tant qu’ils m’appartiennent et font que je suis ce que je suis.

** Erlebnis : expérience, au sens philosophique, expérience intime de l'individu, supposée indicible.

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