" A mi-côte, par certaines échancrures des haies, la Gartempe apparaissait, comme un simple fil de laine bleu, étiré au pied des peupliers ou, par places, comme une brisure tombée du ciel. Puis, tandis que leurs regards et leurs pensées se tendaient vers elle, la rivière disparaissait à nouveau. La rumeur d'une écluse, masquée ou non par les mouvements du sol, naissait et s'effaçait dans le silence. Et, tout à coup, à quelques dizaines de mètres, invisible encore derrière les genêts et les ajoncs d'un pacage, ils entendaient la rivière. C'était un bruit ras et sournois comme le chuchotement lointain d'une foule. Ils avançaient curieusement émus et, soudain, la Gartempe était là."
Jean Blanzat, La Gartempe, Gallimard, 1957, p. 67.
Lundi soir 1er juillet, Arte propose Alexandre le Bienheureux. Je ne sais plus quand j'ai regardé ce film pour la dernière fois, c'était sans doute il y a bien longtemps, mais j'en garde un souvenir lumineux. Ne faut-il pas s'en contenter ? Est-il utile de s'y replonger ? Utile, voilà bien un mot incongru, bien éloigné de l'esprit qui souffle dans l’œuvre libertaire d'Yves Robert. Allons, glissons-nous dans le canap, on verra bien.
Ce fut vite vu. D'emblée je suis saisi, émoustillé par une soudaine éclosion d'indices. En tout premier lieu, la présence au générique de Tsilla Chelton, celle qui deviendra célèbre avec Tatie Danielle. Tsilla, le prénom n'est pas si courant : on a vu qu'il s'agit de la Cécile hébraïque. Ici, celle qui était née le 21 juin 1919, tiens tiens, à Jérusalem (elle aurait donc eu cent ans il y a quelques jours) incarne l'affreuse veuve Bouillot, épicière à langue sale qui a fort à faire avec sa lymphatique employée, Agathe Bordeaux (Marlène Jobert), laquelle fera plus tard les yeux doux à Alexandre Gartempe (Philippe Noiret tenait là son premier grand rôle), colosse paysan mené à la baguette par "la Grande", sa ravissante épouse (Françoise Brion*). Et d'emblée, oui, me frappe ce nom : Gartempe. Un nom auquel on ne prend pas garde, les spectateurs se souviendront seulement du prénom, ainsi que Bertrand Tavernier le rappelle dans une anecdote : "Je me suis promis de revoir un de ces jours, ALEXANDRE LE BIENHEUREUX et je revois cette foule de touristes asiatiques visitant Vaux-le-Vicomte et tombant sur Noiret et Rochefort, entre deux prises de QUE LA FÊTE COMMENCE, s’écriant tous : « Oh, Alexandre ! » Gartempe, c'est le nom d'une belle rivière qui prend source en Creuse, coule est-ouest avant de remonter plein nord vers Saint-Savin. Rien à voir avec le plateau beauceron où fut tourné le film. Et rien dans la biographie d'Yves Robert, né à Saumur et d'enfance angevine, n'indique un quelconque tropisme limousin. Une recherche sur le net me conduit alors à une chronique de DVDClassik du 10 mai 2013 : elle est rédigée par Antoine Royer. Qui n'est autre qu'un jeune professeur castelroussin passionné de cinéma :
"Deux ans plus tôt, Yves Robert avait tourné Les Copains, adapté de Jules Romains, film qui profitait d’une belle galerie de comédiens populaires (Claude Piéplu en colonel de garnison, Hubert Deschamps en maire, Pierre Mondy, Jacques Balutin...) pour s’inscrire dans cette France profonde, inaltérable, des villages et des potagers, des petites routes à parcourir à bicyclette et des grandes tables où s’asseoir pour rompre le pain. A cette occasion, le cinéaste avait fait appel à Philippe Noiret, qu’il avait croisé dans les cabarets de la rive gauche parisienne, et avec lequel il partageait une forme de gourmandise généralisée. Les deux hommes s’étaient entendus, et c’est donc en pensant à Noiret qu'Yves Robert envisage d’adapter pour son film suivant une nouvelle qu’il avait écrite un peu en réaction à une fable de La Fontaine qui l’avait escagassé (Le Laboureur et ses enfants). Quelque part entre Louis Pergaud et Marcel Aymé, cette histoire touche Noiret, qui accepte donc de devenir son "Alexandre Gartempe, cultivateur dans la Beauce"."
Alexandre dans les potirons (Philippe Noiret, Françoise Brion) |
Ils sont là aussi, les petits ronds de Janmari...
Bien sûr il n'est jamais entré dans le projet d'Yves Robert de faire écho aux dessins d'un autiste castelroussin de douze ans, confié à Fernand Deligny la même année 1967 que le tournage du film.
Il s'agit ici de résonance, d'une intrication dont on peut d'ailleurs relever une autre forme troublante. Gisèle Durand vivait, comme d'autres éducateurs non professionnels, avec les enfants depuis la création, dans les Cévennes, du réseau de prise en charge des autistes par Deligny. En novembre 2001, c'est elle qui propose à Janmari de tracer sur un carnet à dessin :
« Le carnet était posé à plat sur la table, ouvert à la page. Je tendais un stylo à bille ou un feutre à Janmari et il commençait une série de vaguelettes ou de cercles. (...) Lorsque je traçais une ligne verticale, de haut en bas, Janmari complétait le rectangle en traçant de lui-même les trois autres côtés. Bientôt, je n’avais plus besoin de faire de trait sur la feuille, je ne faisais plus que le geste, en l’air, et il traçait les quatre côtés. Puis il posait le stylo; je le lui tendais à nouveau et il remplissait le cadre de petits cercles ou de vaguelettes. (...)
Je cherchais à diversifier les formes. Lorsqu’il commençait une série de vaguelettes ou de cercles, il m’arrivait de prendre un morceau de graphite et de le poser à plat sur la feuille: Janmari le prenait et traçait un rectangle. Il reposait le graphite, et je lui tendais cette fois le stylo en faisant un claquement de langue: il y réagissait aussitôt en reprenant les cercles (ou les vaguelettes) et en remplissant le rectangle sans dépasser les limites du cadre. Pour ce qui est du cercle en graphite, il fallait souvent que je l’amorce, en l’air. Mais pas toujours: Janmari pouvait le tracer lui-même entièrement.
Le claquement de langue pouvait le faire passer d’un signe à l’autre; c’est ainsi qu’un jour où il traçait des cercles, j’ai produit ce son et il s’est interrompu pour tracer des vaguelettes jusqu’à l’extrémité droite de la feuille; puis il a repris les cercles, à gauche, et j’ai refait le son et il a fait des vaguelettes. (...)"
Gisèle Durand (décembre 2012) [C'est moi qui souligne]
Et c'est bien parce qu'au moment du consentement lors de la messe de mariage, Marlène Jobert, s'impatientant de la lenteur d'Alexandre, commet un semblable claquement de doigt que le bougre va prendre conscience du piège tendu, répondre "non" à la question rituelle et se carapater dans la campagne.
Pour parachever le tableau, il ne manquait plus que ce courriel reçu à 23 h 16, une annonce de spectacle dont l'affiche était en parfaite cohérence avec tout ce qui venait de surgir devant mes yeux :
Non seulement ces neuf cercles verts renvoyait aux petits ronds de Janmari mais la localisation de ces festivités ne manquait pas d'être signifiante. Les Escales dunoises sont nommées ainsi parce qu'elles se situent à Dun-le-Palestel, commune creusoise. Or, Antoine Royer écrit : "Le film est ainsi tourné courant 1967 dans le Dunois, entre Châteaudun et Illiers-Combray, une région de culture agricole et de terroir, avec ses grandes fermes et ses petits clochers." Allons donc sur Geoportail, nous y retrouvons Font Martin et, non loin de là, le village de Saint-Sulpice-le-Dunois.
Robin Plackert a montré en 2005 que les trois communes creusoises portant le nom de Saint-Sulpice étaient alignées avec une très grande précision (il s'agit de Saint-Sulpice-le-Dunois, Saint-Sulpice-le-Guérétois et Saint-Sulpice-des-Champs).
J'ai alors repris les cartes, la carte Michelin 68 et la carte Recta Foldex 8 Centre-Berry, et j'ai tracé le méridien de Saint-Sulpice-le-Dunois. Au nord, il rejoint le bourg de Brion, et au sud, il atteint, à quelques centaines de mètres près, le petit bourg creusois qui porte le même nom que la rivière, alors au début de son cours, Gartempe.
Tout ceci est fou bien sûr, absolument insensé. Dans une deuxième partie, nous allons creuser encore cet insensé.
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* Dont je m'épate de la ressemblance avec Marina Foïs.
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