samedi 29 juin 2019

L'ombre portante

Les articles s'enchaînent vite, mais croyez bien que cette vitesse est encore bien inférieure à celle de la pensée qui vole d'une intuition à l'autre, d'une correspondance à l'autre, mettant en branle tout un train de coïncidences dont l'esprit est comme impuissant à saisir l'ampleur du déploiement. Pour exprimer cet état de fait, j'ai parfois employé la métaphore de la supernova : "Soudain le ciel flamboie, une étoile a explosé, la luminosité d'un bout d'univers augmente extraordinairement. Au plan symbolique, cela correspond à une prolifération de circuits associatifs. Dans toutes les directions semblent partir des fils interprétatifs, qu'il est malaisé de suivre et encore plus de rendre compte, car nous ne pouvons le faire que linéairement, successivement, laborieusement."

Aujourd'hui, à l'heure de la canicule précoce, au moment où j'écris ces lignes dans l'ombre d'une chambre aux volets clos, c'est une autre image qui me vient : celle d'un incendie, d'un feu parti de trois fois rien, d'une étincelle, et qui gagne, se répand, embrase tout autour de soi, rampe au sol et escalade les hauteurs, mord le ciel et se tord sous le vent et emplit l'univers de son souffle d'ogre bruyant, énorme, insatiable. Je suis comme un pompier qui doit choisir le front à combattre en priorité parmi dix autres possibles, n'opposant que sa propre volonté d'apparence si dérisoire à l'acharnement du brasier. S'il a pu échapper au piège des flammes, il lui restera la possibilité de raconter ce qu'il a vu au banquet des cendres.

La veille de la lecture de Tout est accompli du trio HMR, j'étais allé avec Nunki Bartt à l'inauguration de L'ombre portante, l'exposition consacrée à Cécile Reims au château d'Ars, près de La Châtre.


Cécile Reims n'est pas une inconnue ici, j'ai plusieurs fois évoqué cette artiste remarquable, graveur et écrivain, dont l'oeuvre, reconnue depuis longtemps à l'échelle nationale, l'est enfin localement (c'est le destin de quelques grands créateurs d'accomplir le chemin inverse de la plupart des hommes). L'an dernier, un article portant le titre de son dernier livre, L'embouchure du temps, s'ouvrait sur une citation du Tiens ferme ta couronne, de Yannick Haenel. Les deux livres présentaient un détail commun : le parc Montsouris, qu'ils partageraient ensuite avec Hélène Cixous, Nicolas de Staël, Jacques Higelin et Agnès Varda. Et voici qu'une certaine concordance des temps une nouvelle fois rapprochait Yannick Haenel et Cécile Reims. Cette ombre qui porte le titre de l'exposition, on la retrouvait par exemple dès la page 16 de Tout est accompli à travers une parole rapportée de Rabbi Nahman de Braslav : "L'ombre est proportionnelle à la lumière qui est révélée." Selon HMR, "il est clair que les promesses reçues des prophètes juifs sont en train d'advenir. Seulement elles adviennent à l'envers. Cet accomplissement paradoxal des promesses fait d'Israël la vraie mesure du monde, et cela sous deux formes : l’Église et la Synagogue." (p.18)
Cécile Reims, qui a traversé le siècle dernier en échappant à l'extermination qui engloutit toute sa famille lituanienne, a connu la Palestine dès 1946, le kibboutz et Jérusalem, mais que la tuberculose contraint de revenir en France, où elle fait la rencontre de Fred Deux en 1951, Cécile Reims, oui, reste le témoin vivant d'une histoire tragique, un paysage contrasté où elle ne voit pour seule continuité que l'irruption décisive du hasard (préface du catalogue de l'exposition, p. 5). Eh oui, ce hasard dont j'ai fait le thème du dernier billet, et dont le mystère et la méditation sur le sens reviennent à plusieurs reprises dans ce texte même. Ainsi, après avoir raconté comment elle s'était retrouvée en zone libre après avoir échappé à la rafle du Vel d'Hiv, elle écrit :
"Par un concours de circonstances inouïes : le hasard (dont la tradition ésotérique juive dit que c'est l'un des noms de Dieu) me mit en rapport avec un réseau de résistance dans lequel je m'engageai de façon plus aventureuse qu'en pleine conscience des risques encourus. Si je devais être "prise" ce serait pour ce que je faisais et non pour ce que j'étais, et je dus à l'intervention  du hasard d'être plus d'une fois passée au travers des mailles du filet." (p. 6)
Mais aussi, après la découverte de la tuberculose en Palestine :
"Le retour en France s'imposa. Dans mon esprit il serait provisoire : le temps de recouvrir la santé.
C'est là que le Hasard - avec une majuscule !- plus troublant (perturbateur !) que jamais, s'entremit : je rencontrai Fred Deux. Rencontre qui ne pouvait qu'être sans lendemain. Tout nous opposait. Seul point commun : l'Art." (p .7)
Et enfin, troisième occurrence, après avoir raconté comment, pour subvenir à la nécessité du quotidien, elle se fit un temps "tisserande" dans le village du bout du monde de Lacoux, artisanat personnel, créatif par ignorance des usages, imagination sans limites, qui la conduisit à travailler pour la haute couture :
"Aurais-je indéfiniment persévéré dans cette activité, je ne sais. Mais quand le hasard m'offrit une surprenante-déroutante-voie, je m'y engageai (non sans hésitation !) par attrait, pour ce qui semblait une invraisemblable gageure mais qui, de façon détournée, me permettait de revenir à la gravure." (p .7)

Christophe Guitard, dans son texte Cécile Reims clandestine(s) ! au sein du même catalogue, revient sur ce passage entre le tissage et la gravure : "C'est à ce moment "critique" d'un choix impossible pour elle, que le "hasard objectif" en la personne de Georges Visat entra en scène !" Et il poursuit ainsi :
"Le hasard est salvateur !"
En 1966, Georges Visat, éditeur, imprimeur, cherche un graveur pour "traduire" les dessins d'Hans Bellmer, qui ne dessine plus, ni ne ressent la capacité de graver. C'est en allant chercher des papiers Japon Nacré chez Visat que Fred Deux lui parle de Cécile. Il lui confie qu'elle est graveur en taille-douce ; Visat douteux, propose que Cécile fasse un essai à partir d'un dessin de Bellmer. Cet essai qu'elle repoussera longtemps, se révèlera plus que concluant." (p .51)

Ouvrant ce thème de la clandestinité, Christophe Guitard cite un peu plus tôt cette sorte de fiche d'état civil que l'on trouve dans Bagages perdus (Marseille, Ryoan-ji éditions, 1986), page 258 :
"Je, Cécile Reims, (...)
Je, Elicec Smier
     (tout-puissant anagramme déchu)
Je, Tsilla Rêmès. (Hébraïque identité).
Je, épouse Deux, Alfred, Jean, Lucien.
Je, Anna Roth ; pseudonyme
Je, anonyme ; sans visage, sans corps :
Une main masquée d'une figure
à l'effigie de Hans Bellmer."
Portrait d'Hans Bellmer (gravure Cécile Reims)


Tsilla Rêmès, je m'interroge sur cette identité hébraïque. Tsilla, Cécile, n'est-ce pas aussi Cyrla, le prénom de la mère de Perec ? Mais il y a surtout ce nom, Rêmès, que je retrouve en somme page 313 de Tout est accompli. HMR y évoque les quatre niveaux d'interprétation de la tradition juive : "le pchat, qui exprime le sens simple, littéral,; le remez, qui exprime le sens métaphorique ; le drach, qui exprime le sens allégorique ; enfin, le sod, qui exprime le sens secret et mystique. (...) Ce qui est proposé à l'être parlant, c'est de rejoindre le paradis -chez les kabbalistes, le pardès - en remontant les différents étagements de la parole. En effet, si l'on prend les lettres initiales des quatre niveaux de l'interprétation, on obtient le mot pardès (P.R.D.S) en guise d'acronyme. Ainsi l'être parlant est-il établi dans le lieu même de la parole, avec l'espoir d'être un jour cette parole même."[C'est moi qui souligne]

Ce nom enfoui de Rêmès nous porte donc à chercher au-delà du littéral. Mais quel est ce littéral  sinon ce Reims qui désigne aujourd'hui Cécile aux yeux du monde ? Étonnante histoire si l'on veut bien s'y pencher une minute. Reims est une francisation de Rêmès dont nul ne donne l'origine. Je suppose, je ne peux faire mieux que supposer, que c'est le père même de Cécile, dont elle ne rapporte guère que ces paroles sur la tradition religieuse ("Tout ça c'est des bêtises"), qui l'a imposé. Reims, autrement dit introduction de la plus petite des lettres, le yod, la première lettre du nom sacré YHVH,  symbolisant le germe, au coeur du Rems (c'est ainsi que le nom de famille est donné dans cette œuvre majeure de Fred Deux : le dyptique Pour mémoire, les Milç et les Rems, visible dans l'exposition).

Fred Deux. Pour mémoire, Les Rems, mine de plomb, 197 x 103 cm.
Reims, la ville où les rois de France étaient sacrés, où Louis XVI avait reçu la couronne de Charlemagne le 11 juin 1775 avant d'aller à la rencontre, dans le parc de la ville, de quelque 2 400 scrofuleux accourus pour l'occasion, leur adressant à chacun la formule thaumaturgique : « Le roi te touche, Dieu te guérisse.» Quelle plus belle façon d'entrer en clandestinité que de dissimuler son hébraïque identité sous l'apparat de l'une des plus prestigieuses villes françaises !

1 commentaire:

blogruz a dit…

Je signale que Tsilla, c'est l'ombre, et Tsilla Remes, l'ombre rampante, peut-être à l'origine du nom de l'expo.
Tsilla m'évoque pour ma part la Stilla du Château des Carpathes, qui continue à vivre par son image.
Comme disait Bellmer, ce qui n'est pas confirmé par le hasard n'a aucune réalité.