- Super ma Tishka ! C'est si beau les mots que tu inventes..."
Alain Damasio, Les Furtifs, La Volte, 2019, p. 466.
Le 10 mai dernier, j'ai commencé la lecture du roman d'anticipation d'Alain Damasio, Les Furtifs. Un bloc imposant de presque sept cents pages, que je découvre donc à pas comptés, chapitre par chapitre, tant est dense sa matière. La pluralité des narrateurs, l'inventivité lexicale constante, et jusqu'à la typographie originale qui varie en fonction des personnages (Damasio appelle cela la typoésie) exigent du lecteur une attention soutenue. L'ouvrage serait dans les meilleurs ventes, et je m'en réjouis pour l'auteur et la petite maison d'édition qui l'a autrefois soutenu quand tout le monde refusait La Horde du Contrevent, son roman antérieur de quinze ans, devenu, comme on dit, un roman culte (l'expression foisonne sous la plume des journalistes paresseux). Je me demande tout de même si cet engouement n'a pas bénéficié aussi d'un certain snobisme, et je suis presque prêt à parier que beaucoup caleront devant l'effort qui leur est demandé. Mais qu'importe au fond, l'essentiel est qu'il existe, cet étourdissant roman placé dans le futur proche de 2037, où l'on ne peut que reconnaître la version extrapolée de notre présent. La société de contrôle et de surveillance y atteint des sommets, certaines villes sont privatisées, et l'on s'y déplace avec plus ou moins de liberté selon les forfaits que l'on est en mesure d'acquérir, standard, privilège ou premium. La réalité s'efface devant la réul, la Réalité Ultime, un univers augmenté, bluffant de vérité, où l'on peut naviguer à loisir grâce à des disques rétiniens. Face à ce monde techno-capitaliste, peu d'espoir si ce n'est les furtifs. La très belle invention poétique de ce livre : des êtres de chair et de sons aux facultés inouïes de métamorphoses, écrit Damasio, seuls à ne laisser aucune trace. On découvrira que Tishka, la petite fille du couple Lorca-Sahar, disparue inexplicablement, s'est en quelque hybridée avec ces étranges entités.
Je venais d'écrire la veille le précédent article qui tournait autour du conte de la Belle au bois dormant, avec cette belle citation rimbaldienne reprise par Gérard Macé au début de Bois dormant - "Château de fougères et sommeil dans un nid de flammes", lorsque je découvris le passage cité en exergue avec ces mots "...La touffe fougère...flamme...". A la vérité, j'avais relevé antérieurement d'autres résonances avec l'Attracteur étrange ( il est prématuré de les évoquer ici), mais rien qui fasse directement écho à la thématique qui m'occupait alors dans Alluvions.
Fougère... flamme... le jeu des f qui se faufile encore dans le titre même du livre, Les Furtifs. En 2009, Damasio écrivait déjà dans son essai La rage et le sage : « Furtif : ce sont les six lettres qui épèlent la nouvelle résistance. Fuir Un Réseau Trop Intrusif, Fuir.
Glissez mortels, n’appuyez pas. Passer outre, se décaler des axes,
vivre hors champ. Chercher la visibilité moindre à la lisière du
pinceau des phares. Clandestino ? Si, Hombre."
> Face au contrôle des flux, aux mouvements qu’on vous imprime, aux trajectoires qu’on canalise : la furtivité, la science des écarts, la ligne brisée. L’immobilité et l’inertie de tempo. Devenir déréseaunable. Disjoncter.
> Face à la fuite de la mort qui n’est que refus de la vie : Memento Mori.
> Face à la fatigue : faire os, férocement.
Memento mori… |
L'Attracteur étrange, qui se plaît à ourdir des rencontres entre les éléments a priori désaccordés de nos vies, n'est-il pas à sa manière une sorte de furtif, oeuvrant dans le hors-champ de nos parcours algorithmés ?
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