mardi 23 juillet 2019

La trilogie des prénoms : II - Yves

Dans une excellente chronique du cinéma de Fernand Deligny, parue en 2008 sur le site de DVDClassik, Olivier Bitoun, après avoir longuement parlé du Moindre geste, évoque Ce gamin-là, l'autre film important que le pédagogue-poète a réalisé avec un certain Renaud Victor. Documentaire sur les enfants autistes du réseau de Deligny, et en particulier Jean-Marie J., dit Janmari, que nous avons déjà rencontré. Le tournage démarre en 1973 et durera dix-huit mois. Les Films du Carrosse, la société de François Truffaut, co-produit le film avec les soutiens financiers de Véra Belmont, Claude Berri, Jacques Perrin et... Yves Robert. Oui, Yves Robert lui-même.
Est-ce cette information qui a influencé Olivier Bitoun ? En tout cas, celui-ci commet au début de son article une erreur, il est vrai sans grande importance, mais qui, dans le cadre de mon enquête, sonne étrangement. Exposant l'intrigue sommaire du Moindre geste, il parle de deux enfants, Yves et Robert, qui s'échappent de l'asile où il sont enfermés.


Il récidive un peu plus tard :
"Le Moindre geste se fait, mais avec les moyens du bord. Le tournage dure neuf mois, avec une équipe minuscule. Du côté des acteurs il y a Robert, Any et Yves Guignard, vingt ans, le héros du film, adolescent autiste que Deligny a recueilli quatre ans auparavant. Le générique précise « Yves est Yves dans le film, Robert est Robert, Any est Any (Any Durand, également scripte), les Cévennes sont les Cévennes... »
Or, il n'y a pas de Robert dans le film, mais un Richard, joué par un jeune acteur qui se nomme Richard Brougère. Deligny garde les vrais prénoms, donc Richard sera Richard.
Richard, Robert, deux prénoms commençant par R et finissant par le son [r].
La confusion dure depuis 2008 et n'a donc jamais été rectifiée (on se demande si les lecteurs de la chronique ont vu le film).

Tout se passe comme si l'intrication Angles-Deligny était si forte qu'elle détermine même des erreurs factuelles chez ceux qui s'emparent du sujet.

Yves Guignard (Le Moindre Geste)


Il y a donc ce prénom : Yves, que partagent Yves Guignard et Yves Robert.

Mais puisqu'il est question de cinéma, il y a une actualité de ce prénom Yves. Et c'est le film de Benoît Forgeard, sorti le 26 juin dernier.


Voici le résumé qu'on trouve sur tous les sites : "Jérem s’installe dans la maison de sa mémé pour y composer son premier disque. Il y fait la rencontre de So, mystérieuse enquêtrice pour le compte de la start-up Digital Cool. Elle le persuade de prendre à l’essai Yves, un réfrigérateur intelligent, censé lui simplifier la vie…"

Je suis donc allé voir ce film, que j'ai bien aimé, même si tout n'y fonctionne pas (l'intrigue sentimentale, par exemple, me semble ratée et superflue). Mais, plutôt que de distribuer bons et mauvais points, il m'intéresse plus de me demander pourquoi ce prénom, Yves, pour désigner un fleuron de la technologie moderne hyperconnectée. Yves, prénom classique qui n'est quasiment plus donné aujourd'hui (38 naissances en 2009, environ 6 500 en 1947). Yves, comme un archaïsme revendiqué, un oxymore high-tech-low-culture.

Dans Alexandre le bienheureux, la technologie intervenait déjà avec les talkie-walkie qui permettaient à Françoise Brion de traquer un mari qui ne rêvait que de billard et d'observation des oiseaux. Jérem (William Lebghil) marche sur les traces de Noiret : celui-ci se faisait livrer ses courses par son chien, là c'est le frigo qui se charge de la besogne. Par ailleurs, notons qu'il y a aussi un clebs dans le film, Scritch, seul compagnon du rapper loser au début du film. Un Scritch qui ne respire pas l'intelligence, à l'image de son maître, et qui est donc aux antipodes de l'extraordinaire Kaly d'Alexandre.

Yves (Jerem et Scritch)
Alexandre le Bienheureux avec Kaly
Pour boucler sur les prénoms, lisons ce passage de la critique (plutôt louangeuse) de Clarisse Fabre dans Le Monde du 26 juin 2019 :
"Yves prolonge cette critique du capitalisme comptable, où le succès d’une œuvre musicale se mesure au nombre de « vues » sur Internet – et celui d’un film au nombre d’entrées en salle ? Le concepteur du « fribot », pétri de philanthropie marchande, Roger Philéa (Darius), est persuadé que le réfrigérateur a permis le « décollage » du rappeur. L’artiste ne peut plus rien tout seul ; en face, So, la manageuse qui lui a livré l’engin, a le blues de celle qui, n’ayant aucune vocation, a échoué dans l’entreprise. Chacun porte un prénom inachevé (Jérem et So), signe d’une existence inaccomplie."
Contracter les prénoms est une coutume si répandue qu'il me semble réducteur et un peu facile d'y voir l'indice d'un appauvrissement d'existence. Cependant, il faut bien voir que Jérem et So cachent deux prénoms superbes, Jérémie et Sophie, qui allient, par l'étymologie et l'histoire, sagesse et prophétie. L'ironie de Forgeard les fait se retrouver in fine in front of the fridge. Ils font l'amour et Yves éjacule des glaçons.

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