Hier j'ai commencé à lire le dernier numéro de la revue Socialter, dont le dossier central est nommé Sensure. Ce mot est explicité dans le premier article, rédigé par Clément Quintard : Doit-on encore parler de novlangue ? Il n'était pas certain, selon l'auteur, que le schéma imaginé par George Orwell, avec toute sa brutalité, s'applique à nos sociétés. La novlangue se développerait "le plus souvent à bas bruit et à notre insu." Et Clément Quintard en appelle alors au poète Bernard Noël, "accusé d'outrage aux bonnes mœurs après la publication de son roman pornographique, Le Château de Cène." Dans L'Outrage aux mots, écrit six ans plus tard, en février 1975, Noël écrit que la censure bâillonne, réduit au silence mais ne violente pas la langue : "Seul l'abus de langage la violente en la dénaturant.[...] par l'abus de langage, le pouvoir bourgeois se fait passer pour ce qu'il n'est pas : un pouvoir non contraignant, un pouvoir "humain", et son discours officiel, qui étalonne la valeur des mots, les vide en fait de sens - d'où une inflation verbale, qui ruine la communication à l'intérieur de la collectivité, et par-là même la censure. Peut-être pour exprimer ce second effet, faudrait-il créer le mot SENSURE, qui par rapport à l'autre indiquerait la privation de sens et non la privation de parole." Il est étonnant de voir ce concept sortir du bois quarante-cinq ans plus tard pour éclairer une actualité bien peu alléchante : " Alors que la conflictualité du monde, conclut Quintard, est niée jusque dans l'idiome managérial, que les oxymores pétrifient la prise de conscience écologique, que l'on découvre entre deux "réunions en distanciel" des projets de loi "climat et résilience" qui nous promettent des "énergies propres", faut-il y voir une victoire par K.O. du bullshit sur le langage ?"
L'article me rappela opportunément que je possédais Le Château de Cène. Il avait été désherbé par la médiathèque et je l'avais acheté un euro, je n'ai pas noté le jour, mais il n'y a sans doute pas très longtemps. Je dois dire que je l'avais soigneusement rangé mais pas encore lu. Ce fut donc l'occasion de le feuilleter dans cette édition de l'Arpenteur, datant de 1990, une des huit éditions successives du livre.
Avant de me coucher, je fais un tour sur le Net, et constate que Jacques Barbaut vient juste de publier un article intitulé simplement Noël*. Or, c'est justement Le Château de Cène qui apparaît en illustration (édition J.J. Pauvert), avec une citation de L'Outrage des mots. La coïncidence était forte.
Ce n'est que le lendemain que je compris pourquoi Jacques avait tenu à publier cet article : j'appris la mort de Bernard Noël ce même mardi 13 avril où j'avais enfin ouvert Le Château de Cène.
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* J'ai commencé aussi à lire le Carnet de notes, 2016-2020, de Pierre Bergounioux, qui vient juste de paraître. J'ai terminé hier, avant de me jeter dans Socialter, l'année 2016, et j'y avais noté que le 25 décembre, le mot Noël n'était même pas apparu :
"Debout à sept heures. Même ciel couvert, à crevés rosâtres. Il fait doux et je poursuis ma lecture. Pomian expose magistralement la rationalisation de l'intérêt, le développement de l'histoire naturelle, l'application de la méthode linnéenne.
Nous allons faire le tour du bassin de Bures, qui est envahi de promeneurs. Après quoi j'explore des sites de peinture. J'ai acheté, jadis, des dizaines d'albums coûteux, pesants, encombrants et tout est désormais accessible immédiatement, gratuitement."
Et ce sera tout pour Noël. Un jour comme les autres. On ne peut pas être plus en dehors du monde... Ceci m'avait amusé, car bien dans le ton et la manière de Bergounioux, mais cette absence de Noël, repéré en ce jour précis, je ne pouvais m'empêcher de le voir aussi comme un signe.
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