dimanche 17 février 2019

Requiem pour Damiel

Je voulais à l'origine développer une résonance cinématographique au thème de la nudité (ce n'est que partie remise), mais j'ai appris cet après-midi que le grand acteur suisse Bruno Ganz était mort hier à Zurich, sa ville de naissance. Je lui consacre donc ce billet car pour moi il sera à jamais l'ange Damiel du film de Wim Wenders, Les Ailes du désir, même si sa filmographie impressionnante ne se réduit certes pas à ce film (je l'ai vu récemment par exemple dans le très beau Fortuna de Germinal Roaux). Sorti en 1987 et tourné dans le Berlin d'avant la chute du mur, ce chef d’œuvre poétique m'a laissé un souvenir éblouissant, et je ne devais pas être le seul car il y avait pas mal de monde lors de la diffusion du film, en copie restaurée, le week-end dernier à l'Apollo, lors d'une rétrospective Wim Wenders qui aura donc précédé d'une semaine seulement la fin de son acteur principal.


La mort, c'est bien d'ailleurs ce à quoi s'était résolu le personnage même de Damiel. Au départ, avec l'autre ange, Cassiel (Otto Sander), il veille sur les humains, percevant leurs monologues intérieurs, et donc souvent leurs peines et leurs désillusions. Ils sont invisibles et éternels mais Damiel est attiré par Marion, la trapéziste du cirque Alekan (du nom du chef opérateur, le français Henri Alekan, qui signe là une de ses plus belles photographies), installé sur un terrain vague de la ville. Damiel rêve de s'ancrer au sol, d'éprouver le contact de la matière et les sensations terrestres, et le film noir et blanc basculera dans la couleur quand l'ange abandonnera sa vêture célestielle et deviendra proprement humain.

Le 31 janvier, deux jours avant la projection du film, j'avais lu Le Paradis perdu, un livre de Patrick Brion consacré à La Forêt interdite, un film de Nicholas Ray, tourné en 1958 dans les marais de Floride, un grand film malade car Ray, rongé par l'alcool et fragilisé par une relation toxique avec sa petite amie française, perd la confiance de l'équipe et se voit congédié aux deux tiers du film par le scénariste et producteur Budd Schulberg, lequel achève alors la réalisation et assure le montage. Parmi les propos de Ray rapportés par Patrick Brion, j'ai noté celui-ci :
"Je préfère les hors-la-loi aux bigots, aux donneurs de leçon et aux amateurs de scandales qui modifient notre architecture, notre terre, notre vie sexuelle et notre désir d'avoir des ailes. Je préfèrerai toujours l'alcool." [C'est moi qui souligne]
Notre désir d'avoir des ailes... Je ne pouvais pas ne pas y voir comme un signe précurseur du film que je me réjouissais déjà de revoir sur grand écran (je l'avais vu en 1992 sur Arte). D'autant plus - je ne m'en avise véritablement qu'aujourd'hui -, que Nicholas Ray a une histoire particulière avec Wim Wenders. En avril 1979, Wenders se rend chez le réalisateur à New York. Ray, atteint d'un cancer incurable, mourra le 16 juin suivant. Les deux hommes parlent de la vie, du cinéma et du dernier film que Ray aurait dû tourner, Lightning over Water. Ils signent ensemble ce documentaire nommé Nick's Movie.

Ce n'était pas leur première rencontre puisque Ray avait joué dans L'ami américain en 1977 (le film, adapté librement d’un roman de Patricia Highsmith, a été projeté aussi à l'Apollo le samedi soir mais je n'ai pas pu le voir). Le rôle principal était déjà dévolu à Bruno Ganz, qui incarnait Jonathan Zimmermann, un modeste encadreur et restaurateur de tableaux, vivant à Hambourg avec sa femme Marianne et leur jeune fils Daniel. Atteint d'une leucémie, il accepte un juteux contrat pour l'assassinat d'un mafioso dans le métro parisien. Ray jouait le rôle d'un vieux peintre, Derwatt, ami de Ripley (Dennis Hopper), le commanditaire du crime. Dans ce film, on a pu écrire que Wenders filmait déjà la mort au travail.

Mercredi soir dernier, j'ai eu la surprise de retrouver Wim Wenders dans Le jeu du hasard, le beau documentaire de Sabine Lidl sur Paul Auster. Séquence tournée dans un taxi où Wenders évoque la dimension nostalgique des écrits de Paul Auster, décrivant parfois un New York qui n'existe plus.


Et il fait le rapprochement avec le Berlin de ses Ailes du désir. La caméra s'attarde alors sur une colonne surmontée d'une créature ailée, la Colonne de la Victoire (Siegessäule) qui apparaît dans le film, servant de point d'observation pour les anges.


Der Himmel über Berlin n'est autre que le titre original en allemand des Ailes du désir.



Enfin, je ne peux passer sous silence les synchronicités observées au moment même où j'apprenais cet après-midi la mort de Bruno Ganz.
C'est tout d'abord le sms de ma fille Violette me demandant si je pouvais lundi midi la déposer au bus qui doit emmener sa classe en voyage scolaire à Berlin (elle ignorait la mort de Ganz).
C'est ensuite plusieurs passages de ce roman que je lisais précisément à cette heure-là, emprunté vendredi à la médiathèque, La fabrique des coïncidences de Yoav Blum (Delcourt, 2018). Emprunté non sans quelque méfiance car ce n'est pas parce qu'il y a "coïncidence" dans le titre que je m'attends à une nourriture consistante (il existe quelques bouquins de "développement personnel" qui surfent sur la question, vous font miroiter monts et merveilles et ne méritent que le pilon le plus rapide). Non, sans être éblouissant, ce roman, fortement inspiré, semble-t-il, d'une nouvelle de Philip K. Dick, Adjustment Team, aborde une thématique très proche de celle des anges de Wenders. Les trois personnages principaux, Emily, Guy et Eric ne sont pas désignés comme tels mais ne sont pas non plus des humains. Leur mission est de créer des coïncidences pour réinventer la vie des gens. Extrait :
" Vous voulez voler ? suggéra-t-il.
- Oui.
- Voulez-vous que je vous fabrique des ailes ?
- Non, je voudrais juste planer dans les airs."
Elle se mit à glisser dans le ciel et il s'empressa de l'imiter." (p. 202-203)
Et j'ai retrouvé l'idée de la métamorphose en être humain à la page 250 :
"- En embarquant dans l'avion, vous mettrez un terme à votre vie de faiseur de coïncidences, et lorsque vous en descendrez, vous renaîtrez en tant qu'être humain.
- En tant qu'être humain ? répéta Guy avec fébrilité.
- C'est ça.
- Vous voulez dire une personne réelle, un humain, un mortel, un client de faiseur de coïncidences, tout cela à la fois ?
- Oui, oui, confirma l'homme patiemment."
Ce que le livre, comme le film, exalte, ce n'est autre que la vie. Une vie qui ne trouve sa pleine valeur que par la limite donnée par la mort. En choisissant de devenir humain, l'ange Damiel renonce à l'éternité et il y gagne l'amour et la joie.
François Ramasse (Universalia, 1988) écrivait que "Wim Wenders, en faisant plonger Damiel dans le fleuve et les couleurs de la vie, nous élève ; en tout cas, il nous donne la possibilité de le faire. Et, signe d'ironique sérénité, il nous dote d'irreligieux anges gardiens. Le grand cinéma, on aurait tendance à l'oublier, n'est ni seulement un art, ni seulement une industrie, il est aussi une éthique."
Et pour cela, merci infiniment Monsieur Bruno Ganz.

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