mercredi 13 février 2019

L'amour n'a pas sommeil

"C'est un signe ! dit-il. Hier, quand je t'en ai parlé, j'ai senti à ce moment-là un signe moi aussi. Une sorte d'arrêt dans le temps, alentour, ça reste figé...
- Quand tu m'as dit des tripes, tu parles si ça m'a remuée !
Il a déjà rampé à genoux vers elle.
- Les signes, enchérit-il, s'agit pas seulement d'y croire, faut leur obéir dès le premier, les autres suivront..."

Eric Holder, La belle n'a pas sommeil, Seuil, 2018, p.75

Cet homme dans l'emprise des signes, c'est Marco, le garde-champêtre du dernier roman d'Eric Holder, La belle n'a pas sommeil. Et qui restera à jamais son dernier roman, car Eric Holder s'en est allé, le 22 janvier, dans sa maison du chemin des Geais, à Queyrac, au cœur du Médoc. Est-ce parce qu'il était né, comme moi, en 1960, que cette mort me frappe autant aujourd'hui ? 58 ans, c'est bien sûr trop jeune pour mourir. Surtout quand on a jusqu'au bout, comme lui, écrit dans l'amour de la vie et de la littérature. Je l'avais découvert en 1997 à La Châtre, à travers On dirait une actrice, un recueil de nouvelles publiées auparavant au Dilettante et rassemblées chez Librio, la collection de livres à dix francs de l'époque. J'avais gardé de lui l'image de la photo en vignette sur ses romans d'alors, un fantasque et séduisant trentenaire chaussé de lunettes, et puis un soir, à la fin de La grande librairie, François Busnel lui avait rendu hommage* - je ne savais rien de son décès, on ne parlait que de celui de Michel Legrand - et diffusé un extrait de l'émission où il avait été invité pour parler justement de La belle n'a pas sommeil. Soudain, le visage d'un homme vieilli, sans lunettes, s'était substitué à l'ancienne figure. Rien de maladif, non, rien de disgracieux, mais le temps avait passé sur lui sa râpe comme sur nous tous. Toutefois sa parole était suave, et il émanait de lui une grande douceur.




Je n'avais cependant pas lu ses derniers livres, ceux écrits lorsqu'il s'est installé dans le Médoc, en 2005, après plus de quinze ans en Brie, dans le petit village de Thiercelieux (oui, le même nom que celui des Loups-garous), ce qui l'avait poussé à écrire plaisamment : «Je suis l’écrivain le plus connu de Thiercelieux, 77, Seine-et-Marne.» Pourquoi ? Je ne sais pas, mais à l'annonce de sa mort, j'ai eu comme un regret, voire un remords. Je l'avais délaissé, comme un ancien ami éloigné à qui l'on néglige d'écrire, dont on ne prend plus de nouvelles. Alors, samedi, comme je passais à la médiathèque pour rendre des livres en retard (dont L'espace du rêve, les mémoires de David Lynch, dont je n'étais pas parvenu à terminer à temps les 700 pages), et qu'une bibliothécaire (qu'elle soit bénie entre toutes les femmes) avait eu la délicatesse de disposer sur une table une bonne partie des œuvres d'Eric Holder, j'ai emprunté De loin on dirait une île (Le Dilettante, 2008) et donc La belle en question.

J'étais revenu la veille de Grenade, où après m'être acquitté des visites prévues aux écoles et aux stagiaires en poste là-bas, j'avais arpenté en tous sens la cité andalouse. Dans mes bagages réduits au minimum pour éviter la soute de l'avion, j'avais néanmoins glissé ce livre déniché à Noz, L'Oeil mystique, Peindre l'extase dans l'Espagne du Siècle d'Or (éditions du Félin, 2011), de l'historien d'art roumain Victor I. Stoicheta. Le thème du crucifix que j'abordais dans mes derniers articles s'en trouvait encore développé, et je ne cessai d'enregistrer de nouveaux échos au fil de mes déambulations. J'y reviendrai ultérieurement.

Ce même jour, un échange de sms avec Nunki Bartt, en même temps que je terminais De loin on dirait une île, fut l'occase d'une belle synchronicité. Il m'informait d'abord avoir reçu la carte postale polaroïd expédiée d'Espagne puis du départ de sa nièce le matin même pour Séville. Séville... à mon tour de lui raconter comment voici plus de trente ans, lors d'un voyage ferroviaire que permettait alors la carte inter-rail pour les moins de 26 ans, nous avions abouti nuitamment à Séville. Délaissant les campements de routards près de la gare, nous avions marché jusque sur les berges du Guadalquivir, où se tenait une fête, si je me souviens bien, de la section locale du parti socialiste.
Sur un des stands, un flamenco se mit en branle, guitariste, danseurs, et surtout l'assistance, qui tapait dans ses mains deux rythmes différents. Une telle osmose entre artistes et public était bouleversante, ce fut l'une des plus grandes émotions musicales de ma vie. Et comme je racontais cela, dans l'attente de la réponse, je parvenais à la page 181 du dernier chapitre du livre, où Eric Holder évoque pour la première fois Mathilde, dite Tilde, "comme l'oiseau qui, en espagnol, survole le cañon." Tilde, tenancière d'un bar :
"Elle croisa les doigts sur la poitrine où brillait jusque-là un large soleil, une médaille. (Dis donc, ça t'arrive tous les jours, ce genre de rencontre, ou bien essayerais-tu, par orgueil, de le faire croire ?
Frappa du talon, flamenca. (C'était donc ça... Quelle frime ! J'ai bien l'honneur, marquis... Eh là ! Où pars-tu ?" (p. 180-181)
Flamenca, oui, c'est bien cela, et la suite ne fait que confirmer cette connexion avec l'Espagne :
"L'Espagne lui tient lieu de passion supérieure, au même titre que pour d'autres, le théâtre ou l'équitation. Le pays, après avoir infiniment tramé sa vie, continue à figurer un ailleurs meilleur, un univers en expansion, une contrée semblable à celle du comédien, du cavalier, où il arrive de frôler la pure perfection, d'atteindre des moments de grâce. Franchir les Pyrénées, à chaque fois, pour elle, récompense des études, des lectures, une attente." (p .182)
Dans un autre roman, Bella Ciao, Eric Holder n'écrivait-il pas : "Les livres sont des drôles d'objets magiques, des boîtes à récupérer les coïncidences".
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* Jérôme Garcin, qui l'a plusieurs fois rencontré, lui a rendu aussi hommage : "Il écrivait des merveilles. Toujours, comme aurait dit son maître Henri Calet, à hauteur d’homme." Dans la vidéo suivante, Eric Holder présente en effet Calet comme l'auteur, découvert à 19 ans, qui a changé sa vie et sa vision de la littérature.


Et bien sûr, entendant cela, je ne peux pas ne pas penser à celui qui me fit découvrir Henri Calet, qui me prêta tous ses livres, souvent difficilement trouvables, même s'ils sont petit à petit réédités. Un homme, artiste et écrivain, venu aussi du monde des gens de peu, et qui avait reconnu la voix singulière de cet anti-homme de lettres, je veux parler de Fred Deux.

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