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samedi 2 mai 2020

Danube et bleu du ciel

Jeudi dernier, continuant ma recension des vertiges (tâche qui n'aura de fin que par mon épuisement devant le matériau chaque jour renouvelé), j'en consignai un, qui s'était glissé dans la présentation d'un essai de l'écrivain espagnol Álvaro de la Rica. Ces Sept méditations sur Kafka avaient bénéficié d'une préface de Claudio Magris, que j'ai lue dans sa traduction française sur le site de l'auteur. J'y avais déjà repéré une référence au désastre, cette notion de désastre que je ne cessais plus de croiser ces derniers temps.
La relisant quelques jours plus tard, juste après avoir rédigé le billet sur le Naufrage, inspiré par le texte de Michaël Ferrier publié dans la collection Tracts de chez Gallimard, je découvris que naufrage et désastre qui étaient déjà couplés dans le billet l'étaient également dans un même paragraphe de Magris :
"Écrire signifie nommer la vie mais sans insuffler la vie, manquer son objet en faisant resplendir un instant l’essence dans ce naufrage ; la littérature est eschatologie, discours  sur les choses dernières, qui à la littérature ne montrent qu’un visage de désastre, même si ce n’est peut-être pas leur seule face. Une apocalypse, mais ironique, adaptée à la condition dégradée de l’individu moderne dans son rapport avec le pouvoir — un pouvoir de plus en plus totalitaire, défectueux et pourtant  écrasant, soutenu par une nécessité qui, bien que derrière son autorité de sphinx se cache une vile corruption, n’en est pas moins tyrannique et puissante. L’écriture est appelée à témoigner contre cette Méduse, mais cette dernière est la vérité — négative et horrible — de l’époque, qui salit tout et ne permet aucune innocence ; l’écriture doit donc témoigner aussi contre elle- même, dénoncer — c’est l’une des plus heureuses intuitions de ce livre — sa propre implication dans cette corruption, montrer son propre visage défiguré." [C'est moi qui souligne]
J'avais écrit dans Toute une foule d'harmonies secrètes, que Magris n'avait fait qu'une seule apparition sur le blog, qui était à mettre au compte de Rodrigo Fresán : entre Richard Powers et Antonio Tabucchi, il insérait, disais-je, "Claudio Magris remontant le Danube comme le fil de sa propre vie".  Et je m'étonnais que le grand écrivain italien ne soit pas plus présent ici, car enfin, Danube avait été aussi pour moi un livre d'exception, lu en juin 1991 (emprunt à la Bibliothèque municipale de La Châtre).

En réalité je me trompais : Claudio Magris avait fait une autre brève apparition sur Alluvions à la date du 3 juin 2018, avec l'article Magie des Marins. Flash-back :
"A cette époque de l'année, il commence à y avoir beaucoup de concurrence avec les brocantes de village et autres vide-greniers, aussi y avait-il beaucoup de trous dans l'enfilade des exposants. Et il n'y avait pas une foule énorme, malgré le beau temps (tant mieux, pensé-je égoïstement, je n'ai aucun goût pour la foule). Comme je commence à redescendre l'avenue, j'avise trois cartons de livres sur le trottoir. Je jette un œil : le premier livre que j'aperçois est Danube de Claudio Magris. Je l'ai lu il y a bien longtemps, je l'avais emprunté à la bibliothèque de La Châtre, Danube, récit admirable qui nous fait voyager des sources du fleuve jusqu'à son delta, le grand écrivain italien y retraçant dans son sillage tout ce qui compte dans la littérature de la Mitteleuropa. C'était bon signe : de fait ces trois cartons étaient une mine d'or, ne renfermant pratiquement que des ouvrages intéressants qui signalaient un vrai lecteur, mélomane qui plus est, car abondaient les essais sur la musique. Je me tournai vers le vendeur le plus proche, mais celui-ci me répondit que je pouvais me servir, ces cartons ne lui appartenaient pas, ils avaient été semble-t-il déposés là pour qu'on se serve. Inespéré. D'autant plus que dans cette manne se trouvaient plusieurs livres qui avaient un lien direct avec mes recherches les plus récentes. La perle étant L'enfant brûlé de Stig Dagerman dont j'ai parlé ici à propos de François Truffaut. C'était presque inouï de le découvrir ici sans l'avoir cherché."

Danube avait donc été l'étincelle de cette trouvaille assez inespérée. Ces livres abandonnés sur un trottoir au bon désir des passants.

Ce n'est pas tout. Magris a fait retour ici aussi par la grâce d'un commentaire laissé le 27 avril par Arnauld Le Brusq, dont le site Terre Gaste figure à l'inventaire des Autres sentes :
"Bonjour Alluvions,
Ayant besoin de retrouver le passage de Sebald sur le palais de Justice de Bruxelles - et ne pouvant courir à la librairie d'à-côté pour cause de confinement, je tombe sur votre billet de 2015. Revenant à l'accueil de votre blog je vois que vous êtes repassé par Danube de Magris, tout comme moi il y a quelques jours. Voilà des coïncidences. Lorsque j'aperçois que vous avez épinglé ma terre gaste à vos alluvions. Merci alors et à bientôt, vos fraternels alluvions de pensée et ma terre gaste, le mois d'avril, bien que cruel - ou pour cette raison même - pousse à la croissance (la vraie, celle des êtres !)"
L'article recherché, remontant à novembre 2015, évoquait le formidable documentaire que Stan Neumann avait réalisé sur Austerlitz, le dernier roman de Sebald. Cela coïncidait donc avec cet autre magistral travail du même Stan Neumann sur la condition ouvrière, qui fut diffusé le lendemain, mardi 28 avril, sur Arte : Le temps des ouvriers, fresque en quatre parties relatant trois cents ans d'histoire. "Sans délaisser, écrit Laurent Etre dans l'Humanité, tout à fait les débats théoriques (communisme versus anarchisme, socialisme scientifique versus socialisme utopique), le Temps des ouvriers se veut d’abord la restitution passionnée de tout un vécu de résistances protéiformes."

Fillette travaillant dans une filature de Caroline du Sud (1908)
Et si Arnauld Le Brusq (dont c'était la première fois qu'il se signalait sur ce site) était présent ici, c'est bien parce qu'il était apparu dans ma vie à travers son livre Monuments, déniché à Noz en mai 2016. Admirable livre, qui entra immédiatement en résonance avec les thèmes qui m'occupaient alors, et singulièrement celui du bleu du ciel. J'en ai rendu compte dans Le bleu du ciel au Père Lachaise, le 29 mai 2016. 
Outre que le thème céleste est revenu dans ma réflexion récemment (lire Les nouveaux Envahisseurs), il se trouve que la photo personnelle insérée à la fin de l'article de 2016 renvoie au même événement, la découverte d'une épave dans le sable de l'une de ces plages aujourd'hui interdites à l'heure où j'écris, micro-événement  dont témoigne l'autre photo personnelle semblablement postée à la fin de l'article du 25 avril.

Photo postée le 29 mai 2016

Photo postée le 25 avril 2020
Si Arnauld Le Brusq n'avait pas laissé de commentaire en ce mois d'avril, le lien entre les deux photos n'aurait jamais pu apparaître.


samedi 25 avril 2020

Toute une foule d'harmonies secrètes

"Pour les esprits pensifs, toutes les parties de la nature, même les plus disparates au premier coup d’œil, se rattachent entre elles par toute une foule d'harmonies secrètes, fils invisibles de la création que le contemplateur aperçoit, qui font du grand tout un inextricable réseau vivant d'une seule vie, nourri d'une seule sève, un dans la variété, et qui sont, pour ainsi parler, les racines mêmes de l'être."

Victor Hugo, Voyage de 1843, Pyrénées

Bref aperçu sur les coulisses de l'affaire. Le 8 avril, je me donne un programme, une série d'articles à écrire pour rendre compte des diverses thématiques que le confinement n'a pas réussi à confiner, bien au contraire. C'est une véritable efflorescence printanière que je m'efforce de transcrire, et je prévois donc pas moins de six textes, que je ne détaillerai pas ici, mais sachez que le premier devait être consacré à Paul Virilio et le dernier au silence. Mais je ne suis pas prêt à donner de la voix au silence, car le premier opus virilien s'est avéré d'une viralité redoutable, en se conduisant comme un véritable objet fractal qui a bifurqué sur La Vitesse des choses de Rodrigo Fresán, avant de revenir de plus belle sur le Virilio architecte bunkérisant, les bibliothèques et le désastre, ouvrant lui-même sur la fin inédite d'une pièce d'Heiner Müller, mise en scène par sa veuve photographe - entrant à son tour en résonance avec la chronique de Zéro K de Don DeLillo sur le site du Stalker. Résultat : à cette avalanche se sont ajoutés trois autres billets à écrire sans que je puisse même penser à aborder le second article initialement prévu. 

Et le premier de ces trois billets fait à nouveau entrer Stalker dans la danse. De fait, je remonte le temps : du 20 avril, date de publication du dernier texte, je rebrousse au 15 avril. Je viens d'introduire le monstre littéraire de Fresán lorsque je découvre le lendemain la chronique de Juan Asensio sur
Órdago d'Álvaro de la Rica. Auteur espagnol que je ne connaissais absolument pas, je dois le souligner. Mais l'incipit d'Asensio (une longue phrase sinueuse qui se développe sur pas moins de onze lignes) ne pouvait me laisser indifférent, y faisant la part si belle à un Sebald, dont on sait bien ici l'admiration que je lui porte :
"Sous-titré Un paseo por la frontera vasca del Pirineo, Órdago (1) est une de ces déambulations érudites qui n'est pas sans présenter quelque parenté avec les textes, bien souvent somptueusement mélancoliques, de W. G. Sebald que nous avons si longuement évoqués dans la Zone mais que l'auteur, lui, ne cite, assez curieusement, pas, alors même qu'il admet rechercher, en parlant des travaux d'une Florence Delay mais aussi, clairement, de son propre ouvrage, une voie d'écriture particulière, capable selon lui de parvenir à un «ensayo créativo», qui donnerait, de la littérature, une image aussi fine que véridique, celle que recherchent justement des auteurs comme le nôtre ou bien Sebald, sans oublier Claudio Magris encore qui préfaça son livre sur Kafka, en somme tous ceux qui estiment que «la creatividad en el ensayo es la marca de agua de su deslumbrante aportación literaria» (p. 134)."
Et il y avait donc aussi Claudio Magris, dont la seule apparition sur ce blog est à mettre au compte justement de Fresán : entre Richard Powers et Antonio Tabucchi, il insère "Claudio Magris remontant le Danube comme le fil de sa propre vie".  Et je m'étonne moi-même que le grand écrivain italien ne soit pas plus présent ici, car enfin, Danube fut aussi pour moi un livre d'exception. Que je lus en juin 1991, empruntant le volume à la Bibliothèque municipale de La Châtre.

C'est dans cette édition de l'Arpenteur que j'ai  découvert Danube (il existe maintenant en Folio)

J'en possède d'ailleurs la trace dans le cahier Clairefontaine rose tenu cette année-là, qui contenait à la fois les brouillons d'un roman resté inédit et les premières notes autour d'un concept que j'avais inventé : l'Archéo-réseau, et dont j'ai essayé de donner une définition voici trois ans le 20 avril 2017 (que l'on me pardonne de m'auto-citer un peu longuement) :

"En 2012, en parlant de la rêverie-fleuve chez Victor Hugo, j'avais écrit  : "Archéo- voulant signifier un soubassement immémorial, un socle géosymbolique,  mais non figé, toujours mouvant, actif, tectonique." Et je souscris toujours à cette tentative de description : l'Archéo-réseau rassemble toutes les cartographies mentales, imaginaires ou matérielles élaborées par les humains depuis l'avènement de Sapiens sur cette terre. Pour survivre, il lui a fallu prendre des repères, tisser des liens entre des lieux, marquer par des récits les histoires de chasse, mémoriser avec des signes et des mythes les événements et sites essentiels de son territoire. Il faut concevoir l'Archéo-réseau sur le modèle de l'internet, autrement dit non comme un unique et immense réseau mais comme un réseau de réseaux, où s'enchevêtrent de multiples systèmes symboliques, ramifiés comme les dreaming lines des Aborigènes australiens ou centralisés comme les roues zodiacales grecques héritières des organisations symboliques des empires égyptiens et mésopotamiens.

Le plus complexe à saisir c'est la deuxième partie de la définition : "un socle géosymbolique mais non figé, toujours mouvant, actif, tectonique." En effet, on peut s'accorder assez facilement sur le fait que l'homme a toujours eu besoin de structurer son espace de vie, d'y dessiner des frontières et d'y désigner des lieux plus importants que d'autres, que l'on nommera souvent sacrés. Mais on jugera que ces structurations se succèdent en se détruisant ou en s'assimilant, et que seule l'archéologie, la recherche historique permettront de reconstituer leur genèse. L'idée de l'Archéo-réseau est plus folle : elle postule que quelque chose vit toujours de ces systèmes disparus. Et cela a à voir avec cet autre concept emprunté à la physique quantique : l'intrication. De même que deux particules intriquées se comportent comme des entités uniques même si elles sont séparées par des centaines de kilomètres, les lignes de sens du jadis, intriquant plusieurs éléments que l’œil d'aujourd'hui voit comme des entités indépendantes, continuent à vibrer dans l'espace-temps contemporain. Et parfois, en les faisant revivre, on suscite un attracteur étrange qui va multiplier les coïncidences et faire entrer en collision l'actuel et l'ancestral."
Et voilà comment, en évoquant l'Archéo-réseau, je glissais vers les deux autres concepts-phare de mes investigations : l'intrication et l'attracteur étrange.


Je suis frappé, en relisant ces lignes, de voir la référence à Victor Hugo, et à cette rêverie-fleuve qui apparaît dans la préface à son journal de voyage Le Rhin, où il écrit : "cet ouvrage, qui a un fleuve pour sujet, s'est, par une coïncidence bizarre, produit lui-même tout spontanément et tout naturellement à l'image d'un fleuve."[...] Ce qui commence là avec Le Rhin ne va plus s'arrêter, suivant le cours de cette rêverie-fleuve." (janvier 1842) Et si cela me frappe, c'est bien parce que cela entre en résonance avec mon cahier de 1991, où je traçais un parallèle entre les deux ouvrages que je lisais alors en même temps, Danube et Le Tiers-Instruit de Michel Serres. Entre les deux, notais-je, un lien immédiat : la figure du fleuve.


Tout ceci m'a éloigné d'Álvaro de la Rica. J'y reviens donc : ce qui m'avait retenu, après Sebald et Magris,  c'est cette autre très longue phrase d'Asensio :
"Littérature (du moins essai littéraire, et il n'y a nulle déchéance ontologique, à mes yeux, lorsque j'établis cette différence), littérature donc et vie mêlent ainsi de façon indiscernable la réalité dans laquelle vit l'écrivain avec la fiction où se promènent ses personnages; pour le dire avec l'auteur citant un grand écrivain qui lui aussi fit de ses essais un genre littéraire à part entière, il s'agit d’entremêler genre narratif avec l'essai et l'écriture autobiographique, un exercice difficile voire redoutable qu'Unamuno parvint à réaliser avec brio (...)" [C'est moi qui souligne]
Autobiographie, réalité et fiction indiscernables, ce sont les thèmes mêmes à l'oeuvre dans la citation que j'ai donné du roman de Rodrigo Fresán : "La Vitesse des choses semble défendre tout naturellement la disparition de certaines frontières narratives et ouvrir la voie à l'autobiographie ample." et "Dans chacune de ses œuvres, la question qu'on se pose paraît être la suivante : qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est mensonger ? La réponse est : quelle importance ?"

Mais si les choses en étaient restées là, cela n'aurait peut-être pas donné matière à un article, car après tout, on pourrait objecter que ce tressage du réel et de la fiction est loin d'être une idée neuve. Mais il y avait aussi cette photo de Lartigue illustrant l'article, et qu'Asensio convoque ainsi dans son texte :
"En somme, nous pourrions ici suivre l'auteur qui trace un parallèle avec les superbes photographies de Jacques-Henri Lartigue, dont celle-ci prise à Biarritz et intitulée Sala au rocher de la Vierge, lorsqu'il s'agit de mélanger de la façon la plus intime le geste ou l'action les plus éphémères (un photographe attendant qu'une vague explose devant son modèle debout face à la mer) avec ce que, certes prétentieusement, nous pourrions appeler une forme d'éternité, cette dernière rédimant la fugacité douloureuse de l'instant mais, plus encore, insérant ce dernier dans une suite spéculaire fascinante, l'un de ces pièges savants («alguien que crea un personaje que lee un libro en el que se le dice que, en la medida en la que prosiga la lectura, con el final de la historia leída, él morirá»*, p. 32), dans la conception desquels Unamuno était passé maître à tel point qu'il retint durablement l'attention de Borges, ce grand expert en miroirs et labyrinthes. "


Or, ce même jour, en furetant sur le site d'Enrique Vila-Matas, préfacier de Fresán, je rencontre cette même photo sur sa page AUTOBIOGRAFÍA LITERARIA.

La photo vient en regard du livre Suicidios Ejemplares, publié en 1991, l'année donc de l'Archéo-réseau. Ultime coïncidence** : Vila-Matas évoque, à propos de ce livre, un autre ouvrage, Bartleby y
compañía , paru, lui, en 2000. 
Or, si l'on retourne une dernière fois à la chronique d'Asensio, et très précisément à sa deuxième phrase :
"Une autre référence, indiquée dans le dernier chapitre de l'ouvrage intitulé Bref commentaire bibliographique, nous laisse découvrir l'une des plus évidentes passions d'Álvaro de la Rica, l'érudition chère à un Roberto (Bobi) Bazlen pouvant affirmer que «casi todo lo que se escribe» n'est presque pas autre chose que des «notas a pie de pagina infladas en forma de libro» (p. 203)."
et que l'on clique sur ce Roberto (Bobi) Bazlen, on tombe sur un article du même Asensio daté du 23 avril 2018, soit presque deux ans jour pour jour, intitulé Lettres éditoriales de Roberto Bazlen, et qui s'ouvre sur... Bartleby et compagnie...




__________________
* Traduction personnelle (grand lecteur de littérature hispanique, Asensio ne s'attarde pourtant pas à traduire les citations) : « quelqu’un qui crée un personnage qui lit un livre dans lequel on lui dit que, dans la mesure où la lecture se poursuit, à la fin de l’histoire lue, il mourra

** Bon, je ne peux résister à la der des ders, une autre ultime coïncidence :  Asensio termine son article avec une photo, sans doute une photo personnelle, représentant un homme en contre-jour au bord de la mer, dont on peut imaginer qu'elle rime d'une certaine manière avec la photo de Lartigue.


Or,  l'article sur l'Archéo-réseau d'avril 2017 était illustré d'une photo personnelle montrant là aussi un homme devant l'océan, sur une plage aquitaine où perçait le museau d'une épave aperçue au mois d'avril de l'an passé :


Le nom de ce bateau échoué avait, paraît-il, donné son nom au village de vacances qui s'était édifié derrière les dunes. Rien ne permet de savoir si c'est vrai.

lundi 7 mars 2022

De Magris à Maris

"Comment était-elle, cette fois là, dans le Val Rosandra ? C'était ce que voulait savoir le metteur en scène, pour pouvoir recréer l'atmosphère de ces années, les gestes, les goûts les attitudes d'une génération lointaine moins dans le temps que dans la façon d'être, que la Grande Guerre et ses lendemains chaotiques avaient bouleversée et effacée, comme si elle datait d'avant le Déluge. Lui, il l'avait traversé, ce Déluge, l'Arche fracassée l'avait ramené à terre en passant parmi d'innombrables cadavres, sur le Carso, à Verdun à Lvov tombeau des peuples. Des morts des morts des morts."

Claudio Magris,  Extérieur jour - Val Rosandra in Temps courbe à Krems, L'Arpenteur/Gallimard, 2022, p. 98

Lignes saisissantes : Claudio Magris, avec ce recueil de nouvelles publié en 2019, ne peut savoir que ce passage résonnera puissamment avec la dramatique actualité de 2022. Le Carso est ce plateau alpin où les troupes italiennes sont obligées de se replier en juin 1917 devant la contre-attaque austro-hongroise, en trois semaines on comptera 155 000 tués, blessés ou disparus ;  inutile d'insister sur Verdun, qui demeurera à jamais comme l'une des plus inhumaines batailles que se sont livrées deux armées ennemies, mais Lvov ? Lvov, tombeau des peuples, en ukrainien Lviv, la grande ville de l'Est encore à cette heure épargnée par l'invasion russe, mais vers qui tous les réfugiés se tournent, où l'ambassade française à Kiev s'est repliée. Lviv, la Léopolis latine, la Lemberg germanique, la capitale de la Galicie orientale qui appartint à tant de pays et de régimes différents, a subi au XXème siècle des tragédies sans nom, dont le génocide de sa population juive (près de 100.000 personnes avant la guerre, auxquelles il faut rajouter plus de 40.000 réfugiés de Pologne occidentale arrivés en 1939) et l’expulsion presque totale de sa population polonaise en 1946 (plus de la moitié de la population de la ville entre les deux guerres).


Le vieil homme, dont une partie de la vie est donc rejouée au cinéma, a combattu sur le Carso, lieutenant qui atteint une position après avoir perdu la plus grande part de ses hommes, empêchant les rescapés ivres de colère de massacrer le seul officier autrichien encore présent - il aura fallu pointer sur eux son pistolet. Les deux officiers se sont revus après la guerre : "Sie haben mein Leben gerettet" (Vous m'avez sauvé la vie), lui a dit l'ex-ennemi . il était de Gratz, qui sait comment il aura fini, s'il a fini." (p. 102) Gratz, un nom que l'on n'entend pas tous les jours, comment ne pas songer au film de Catherine Binet, Les Jeux de la comtesse Dolingen von Gratz ? Ce nom de Gratz, inscrit sur le tombeau d'où s'échappe la comtesse.


"Vous savez pourquoi mon fils s'appelle Adam ? lui avait dit cet homme qu'il avait soustrait à la fureur de ses soldats. "Quand je suis parti de Gratz pour le front, ma femme était enceinte et je lui ai dit que, si c'était un garçon, il faudrait l'appeler Adam, parce que cette guerre était la dernière de l'Histoire, d'où naîtraient un nouvel Eden, le nouvel Adam, un homme nouveau, frère de tous les hommes." Nous l'avons cru nous aussi, pense le vieillard. Le nouvel Adam, tu parles, l'Italie à l'huile de ricin, Hitler, Staline, Auschwitz, la Rizerie - le seul four crématoire qui ait existé en Italie. Des serpents de la tentation partout, dans le nouveau jardin d'Eden - le Carso, la Galicie, la Somme, paradis terrestres gorgés de sang, puis d'autres sont venus, plus infernaux encore." (p. 104)

La Rizerie, que mentionne ici Magris, la Risiera di San Sabba, était un camp de concentration et de transit dans la ville de Trieste, administré par les nazis. Les historiens estiment, nous informe la notice de Wikipedia,  qu’entre 3 000 à 5 000 personnes y furent assassinées et qu'entre 20 000 à 25 000 prisonniers y furent internés avant de transiter vers d’autres camps. Fin octobre 1943, ce grand complexe de bâtiments de l’usine pour le raffinage du riz est transformé en prison, et le séchoir à grains devient four crématoire. 

"Entrée de la Risiera de San Sabba donnant sur la cour, aujourd’hui détruite, où étaient regroupés les prisonniers destinés à être internés dans le Polizeihaftlager. À gauche, le camp abritait le corps de garde et, à l’étage supérieur, le logement du commandant. À droite se trouvait un bâtiment destiné à la police SS de la Risiera. "© Irsml FVG Trieste.

Le 21 février, j'ai signalé en note ce livre de Bernard Maris, L'homme dans la guerre, qui confrontait les deux plus écrivains de la Grande Guerre, Maurice Genevoix et Ernst Jünger. Je ne l'avais pas lu encore, c'est chose faite maintenant. C'est un livre admirable, qui commence par cette évocation de jeunesse de Maris, écoutant avec ses amis un ancien parachutiste et libraire à Toulouse réciter les premières pages des Falaises de marbre de Jünger. "Nous qui lisions Jünger, confesse-t-il, nous ne lisions jamais Genevoix. [...] Georges disparut et laissa gravé en mon coeur Vassili Grossman, Simone Weil et Ernst Jünger ; il ne m'avait jamais parlé de Genevoix." C'est en rencontrant Sylvie, la fille de l'écrivain, que Maris découvrit enfin Ceux de 14, qui lui fut un éblouissement.

De même, je mis longtemps à découvrir Genevoix, et à dépasser un sot préjugé. La célèbre figure de Raboliot me conduisait à voir dans l'auteur un de ces écrivains régionalistes qui exaltent surtout la nostalgie du bon vieux temps et les supposées splendeurs du terroir. Je dédaignai même de lire le roman (qui me fut aussi un enchantement quand enfin j'y consentis). En revanche, je ne sais comment, car personne ne me l'avait jamais conseillé, j'avais tôt arpenté Jünger, qui me séduisit pour les mêmes raisons, je pense, que le jeune Maris, par l'énigme de ses narrations, la posture volontaire et stoïcienne, la subtile incantation qu'il distillait à décrire le monde. Qu'il ait été un nationaliste fervent dans l'entre-deux guerres me semblait rattrapé par le fait qu'il avait su prendre ses distances avec l'hitlérisme et pas craint d'en annoncer la perversion dans un roman crypté comme Les falaises de marbre.

La découverte de Genevoix se fit d'abord par son livre testamentaire Trente mille jours, avant de se faire décisive avec la lecture, bien tardive, de Ceux de 14 en 2013. Il n'y avait plus rien à dire : c'était là un chef d'œuvre, un sommet d'écriture, bouleversant et profondément humain. Je ne reniais pas Jünger pour autant, mais je pris plus de distance : il y avait chez le Français un souci de l'homme, de l'homme concret et souffrant, qui ne fut jamais aussi prononcé chez l'Allemand.

Bernard Maris s'interroge aussi sur l'ignorance réciproque des deux écrivains. Lui, qui écrivit cet essai dans la maison même de Genevoix, aux Vernelles, en face de la Loire chère à son coeur, ne retrouva jamais un ouvrage de Jünger dans ses nombreux livres. Genevoix fut à l'origine de la création du Mémorial de Verdun, il allait toujours aux cérémonies d'anciens combattants, mais, le 24 juin 1979, lors du 63ème anniversaire de la bataille de Verdun, alors que Jünger était présent, salué par le maire et conseiller général de la Meuse, Genevoix, cette fois-là, était absent.

Pour éclairer la différence entre Jünger et Genevoix, Bernard Maris en passe par Freud qui, "curieusement, dit-il, par la dialectique de la technique et de la violence", rejoint Jünger en saluant lui aussi la guerre, "avant de la rejeter et de mettre en exergue dans ses Ecrits sur la guerre la pulsion de mort".  Freud : "Ce que nous apprenons à l'école sous le nom d'histoire mondiale est pour l'essentiel une suite de meurtres entre peuples... Nous descendons d'une lignée de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre comme nous-mêmes encore.

"Comme nous-mêmes encore, souligne Maris, on ne peut être plus clair. Comment avons-nous jugulé ce "plaisir du meurtre" ? Par la culture, par la raison et la civilisation qui étouffent la pulsion, c'est même là  sans doute le moteur de la civilisation. Lorsque la guerre surgit, et son avènement reste une énigme et pour Freud et pour quiconque, elle balaye les couches de culture aussi facilement que de la poussière, et "nous contraint à être des héros incapables de croire à leur propre mort." (S. Freud, cité in "Journaux de guerre", Gallimard, p. 796 à 798)


"Toute la différence entre Genevoix et Jünger est là : le héros de Jünger est celui qui est incapable de croire à sa propre mort, celui qui monte extatique, les yeux fixes à l'assaut et que Genevoix, aux Eparges, tuera à bout portant : "J'ai tiré sur des hommes que je voyais assez pour me rappeler aujourd'hui leur visage... C'était hier, ce sera toujours hier, hors du temps, sous mes yeux comme alors : mon vis-à-vis, l'autre, le "gonflé", le meneur de horde, sa face ronde sous le béret à bordure rouge, la broussaille jaunâtre de sa barbe, et ses yeux pâles, fixes, sans regard, inhumains. Lorsqu'il s'est abattu en lâchant son fusil il a crié. Un homme ainsi frappé crie. Tout son corps crie, son corps de bête assassiné, mais ce cri nous traverse et nous brûle, hommes que nous sommes et qui avons tiré.*" Tout mort reste un homme. Il n'y a pas d'anonyme. Il n'y a pas de soldat inconnu.
Genevoix non seulement croit à sa propre mort mais la regarde, désespéré, emporter la dernière lueur dans les yeux d'un camarade. Ceux de 14 pourrait se résumer à ça : un combattant regarde obstinément mourir ses camarades. Il veut comprendre, il veut capter ce moment suprême où les yeux se voilent - ses romans ultérieurs, à propos des animaux notamment, conteront ce moment tragique, ce moment du grand passage, où la mort dérobe la lumière aux yeux des vivants, cette opacité, cette ternissure soudaine. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'accepte pas la mort. Au contraire. La mort de près est écrit pour en nous ôter, comme à des enfants, la peur. Mais il ne peut l'accepter comme cri de joie." (p. 109 à 111)
La mort de près, ce récit écrit en quelques semaines pendant l'été 1971, où Genevoix revient, bien des années plus tard, sur les moments décisifs de la guerre où il a frôlé la mort, ce court récit, plusieurs fois cité par Bernard Maris, m'était encore inconnu lorsque Gaëlle m'offrit le 27 février, au retour d'Orléans où elle était allée voir une amie, un volume des Oeuvres complètes de l'auteur, qu'elle avait trouvé dans un Emmaüs. Or, ce vingt-deuxième volume intitulé Autoportraits et quelques textes / Sur quelques peintres, contenait La mort de près, (mais connaissant ma passion pour Genevoix mais pas ce récit, cela n'avait pas été le motif de son achat). Je le lus immédiatement.

Dans le premier chapitre de son livre, Bernard Maris cite la phrase d'un chef terroriste : "Jamais vous n'aimerez  la vie comme nous aimons la mort." Cette phrase insondable, écrit-il, d'un homme préparant ses hommes aux attentats-suicide, "pouvait-on la faire dire au jeune lieutenant Jünger ? Elle nous hantait, Sylvie et moi lorsque nous commencions à penser à ce livre."

Et nous frémissons à notre tour de lire cela sachant que l'oncle Bernard allait mourir deux ans plus tard dans l'attentat contre Charlie-Hebdo, victime d'un commando terroriste, victime de gens qui aimaient la mort plus que la vie.

Dans ce parallèle qu'il avait tracé entre Genevoix et Jünger, il me semble maintenant pouvoir ajouter un élément, élément qui rassemble cette fois plus qu'il ne divise les deux écrivains : il faudra pour cela en revenir aux Falaises de marbre et à un autre roman de Genevoix, publié avant-guerre. Ce sera l'objet du prochain article.



                                                     Bernard Maris, photo : Richard Brouillette


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* Trente mille jours, p. 264


dimanche 3 juin 2018

Magie des Marins

J'ai souvent évoqué dans ces pages la brocante de l'Avenue des Marins : c'est pour moi un lieu magique qui recèle toujours quelque surprise, quelque heureuse trouvaille, mais il se trouve que ma dernière visite remontait à décembre  2017 (avec la plaque 444 du Panicum Plicatum Linné). La brocante a lieu tous les premiers dimanches du mois (sauf en juillet-août) mais, depuis six mois, chaque fois un événement particulier m'avait empêché d'y aller traîner mes guêtres. Ce matin du 3 juin, exceptionnellement, rien ne s'étant mis en travers de mon chemin, je renouais enfin avec cette vieille habitude.

A cette époque de l'année, il commence à y avoir beaucoup de concurrence avec les brocantes de village et autres vide-greniers, aussi y avait-il beaucoup de trous dans l'enfilade des exposants. Et il n'y avait pas une foule énorme, malgré le beau temps (tant mieux, pensé-je égoïstement, je n'ai aucun goût pour la foule). Comme je commence à redescendre l'avenue, j'avise trois cartons de livres sur le trottoir. Je jette un œil : le premier livre que j'aperçois est Danube de Claudio Magris. Je l'ai lu il y a bien longtemps, je l'avais emprunté à la bibliothèque de La Châtre, Danube, récit admirable qui nous fait voyager des sources du fleuve jusqu'à son delta, le grand écrivain italien y retraçant dans son sillage tout ce qui compte dans la littérature de la Mitteleuropa. C'était bon signe : de fait ces trois cartons étaient une mine d'or, ne renfermant pratiquement que des ouvrages intéressants qui signalaient un vrai lecteur, mélomane qui plus est, car abondaient les essais sur la musique. Je me tournai vers le vendeur le plus proche, mais celui-ci me répondit que je pouvais me servir, ces cartons ne lui appartenaient pas, ils avaient été semble-t-il déposés là pour qu'on se serve. Inespéré. D'autant plus que dans cette manne se trouvaient plusieurs livres qui avaient un lien direct avec mes recherches les plus récentes. La perle étant L'enfant brûlé de Stig Dagerman dont j'ai parlé ici à propos de François Truffaut. C'était presque inouï de le découvrir ici sans l'avoir cherché.

Une petite partie du butin
J'ai rempli mon sac à dos. Et failli rebrousser chemin : n'avais-je pas assez à lire pour six mois (revenu à la maison, j'ai compté vingt-deux ouvrages, autant que de lames majeures du Tarot) ? Et j'en ai délaissé qu'en temps normal j'eusse emporté sans délai. Mais il fallait bien que d'autres trouvent aussi leur bonheur, et quand la chance vous accompagne ainsi, que l'on vous donne sans compter, il faut bien donner au moins un petit peu de votre côté. Aussi j'ai poursuivi ma route et j'ai acheté au petit stand de Gérard Touret son livre de souvenirs auto-édité, Soyez réalistes, demandez l'impossible. Gérard a fait partie de ces jeunes qui ont tout quitté après 1968 pour vivre à la campagne, fuyant la société de consommation, avides de fonder un nouveau mode de vie, de participer à la construction d'un nouveau monde, à l'exemple de l'An 01 de Jacques Doillon sur lequel il ouvre son récit. Il s'était installé avec sa compagne dans un hameau de ma commune natale (qu'il ne cite pas dans son livre - il ne cite d'ailleurs aucun nom de ville ou de village, et tous les noms des personnes sont changés). Je ne l'ai jamais bien connu, même si nous avions des amitiés en commun, mais je l'ai croisé assez régulièrement, assez en tout cas pour que l'on se reconnaisse et échange brièvement. Sa vie avait été difficile, la confrontation de l'idéal autarcique et communautaire avec la réalité berrichonne avait été souvent douloureuse, et il a fini par rentrer dans le système, dans le processus de normalisation, écrit-il (oui, j'ai lu ce court opus d'à peine quatre-vingts pages dans l'après-midi). Après avoir essayé l'apiculture, il a trouvé du travail dans l'insertion sociale, en tant que formateur, un travail où il s'est engagé, écrit-il encore, avec sincérité et avec passion. Je veux bien le croire. De ce témoignage à la fois modeste et lucide, qui ne cache rien des rêves et des échecs, j'extrais ce passage de la fin du livre qui en résume bien le propos :
"Il avait donc pris la tangente. C'est comme cela qu'il comprenait les choses maintenant. Il savait que la tangente est cette ligne qui permet de s'échapper du cercle dans lequel on attendait qu'il se laisse enfermer. La tangente, c'est une ligne de fuite et le sens de la liberté.
Mais la tangente tient toujours à la courbe et ne peut jamais en être totalement détachée."
Paradoxalement, cette brocante est une de celles qui m'a coûté le plus cher. Après Gérard, je suis tombé sur un lavis magnifique qui m'a immédiatement accroché l’œil, alors que je ne chine jamais les tableaux en règle générale. Le jeune brocanteur avait aussi un masque Fang du Gabon, reproduit dans un ouvrage sur Brancusi, j'ai bien failli craquer aussi.



mercredi 15 avril 2020

La Vitesse des choses

"La Vitesse des choses semble défendre tout naturellement la disparition de certaines frontières narratives et ouvrir la voie à l'autobiographie ample. "Ce qui est vrai, considéré comme un territoire fertile pour  semer les graines de l'imaginaire ou, mieux encore, "novéliser" la vie", disait il n'y a pas si longtemps  Fresán quand, à propos d'un livre de Rick Moody, auteur qu'il admire, il évoquait les "pastiches de W.G. Sebald, Javier Marías, David Foster Wallace, les récits véridiques et junkies de Denis Johnson, Dave Eggers (qui a débuté et est devenu célèbre grâce à son roman émouvant et génial, Une oeuvre déchirante d'un génie renversant), Roberto Bolaño, Lorrie Moore, César Aira et son Cumpleaños, William T. Vollmann, Javier Cercas, Richard Powers, Claudio Magris remontant le Danube comme le fil de sa propre vie, Antonio Tabucchi disparaissant comme Narcisse dans les pages de l'épistolaire Il se fait de plus en plus tard, Paul Théroux et ses roman avec écrivain [...] Dans chacune de ses œuvres, la question qu'on se pose paraît être la suivante : qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est mensonger ? La réponse est : quelle importance ?"

Enrique Vila-Matas, préface à La Vitesse des choses, Rodrigo Fresán, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 11-12.

J'étais plongé dans Paul Virilio, dans les arcanes de la dromologie, cette science qu'il appelait de ses voeux, et qu'il définit ainsi dans l'entretien de la revue Multitudes : "dromos” en grec signifie course et le terme course montre bien comment notre société est représentée par la vitesse, tout comme par la richesse. Le “dromos”, – je le rappelle c’est la “route” chez les Grecs, c’est “l’allée”, “l’avenue”, et en français le mot “rue” a la même racine que “ruée” ; se précipiter. Par conséquent la dromologie est la science, ou mieux, la discipline, la logique de la vitesse." J'avançais, je l'ai déjà dit, non sans difficulté dans cet essai de 1984, faisant de nombreuses pauses, et c'est dans l'espace de l'une de ses pauses que j'ai posé mon regard sur le dos trapu d'un roman que je gardais bien au chaud depuis plusieurs années. La Vitesse des choses, de Rodrigo Fresán. Il y avait un marque-page à l'intérieur (représentant le phare dit Le Petit Minou en Bretagne Nord), qui rappelait que j'avais déjà tenté un coup de sonde dans ce pavé de 637 pages déniché comme tant d'autres chez Noz. Je n'étais pas allé bien loin, ce n'était pas encore le moment. Combien sont-ils, de livres, dans ma bibliothèque, à attendre ainsi le jour où je vais me décider enfin à les ouvrir ? Je me suis posé cette question tout à coup. Cinquante ? Non, bien plus. Cent, cent cinquante, peut-être davantage. J'en ai accumulé des tas, au fil des brocantes, des bouquineries, des Noz, des désherbages de bibliothèque et des vraies librairies bien sûr, et il est certain que nombre de ces volumes glanés dans le désir d'un instant resteront lettre morte. Aucune importance. Ce qui compte c'est le moment où une intuition vous commande de sortir la bête qui dormait dans son rayonnage. La vitesse de Virilio avait-elle quelque chose à voir avec cette vitesse des choses dont Fresán avait fait son titre ?

J'ouvre, et je lis la préface d'Enrique Vila-Matas, je la relis plus exactement, car il est impensable que je l'ai laissée de côté à ma première tentative. Vila-Matas, si souvent convoqué dans ces pages alluvionnaires, plus rarement ces temps-ci, il est vrai, mais tout de même, lui que j'ai désigné, avec Paul Auster, Christian Garcin et W.G. Sebald, comme les "écrivains de la coïncidence". Et sa préface m'emballe, il faut absolument que j'entre une bonne fois dans l'oeuvre.

Le lendemain matin, je visionne sur Arte.tv le documentaire que j'avais raté la veille,  Kubrick par Kubrick, de Gregory Monro. Pas de commentaire : le film s'appuie sur les entretiens que le cinéaste avait accordés, privilège rare, au critique Michel Ciment. Et c'est passionnant. Et puis soudain, alors que le film aborde  2001, Odyssée de l'espace, voici que s'affiche sur l'écran de mon Ipad l'oeil rouge de Hal 9000, l'ordinateur de bord de Discovery One.


Et à ce moment-là, c'est le flash. Une onde d'adrénaline me traverse : cet oeil là je l'ai bien sûr vu tout récemment, et c'est tout bonnement sur la couverture de La Vitesse des choses. Quel idiot, je ne l'avais pas reconnu, je n'avais pas fait le lien avec le génial film de Kubrick.

Quel lien du roman au film ? Au stade où j'en suis alors de ma lecture, une seule référence, mais assez importante, semble-t-il, pour qu'elle apparaisse dans la critique du Monde à l'époque de la sortie du livre en 2009 : l'histoire de ce figurant de 2001 refusant de quitter son costume de singe. Un peu plus loin, Fabienne Dumontet écrit : "Histoires monstres, donc, mais pas seulement à cause d'une prédilection de Fresán pour l'héritage de la science-fiction ou de la littérature fantastique, pour ses thèmes récurrents (mystérieuses amnésies ou cauchemars prophétiques, vies extraterrestres et virus planétaires) et son petit personnel de créatures qui hante l'imaginaire, sinon l'identité, de ses différents narrateurs."

Virus planétaire, nous y sommes. C'est ce que la suite nous confirmera, mais chaque chose en son temps. Avec Virilio et Fresán, les choses ne font que commencer.


dimanche 14 février 2021

Je cherche l'or du temps

Reprenons place au côté de Jacques Austerlitz, dans une des salles de la Bibliothèque nationale "emplie de légers bourdonnements, bruissements, toussotements", où il se demande s'il se trouve "sur l'île des Bienheureux ou au contraire dans une colonie pénitentiaire", une question, précise-t-il immédiatement, qui lui "trottait aussi par la tête en ce jour, qui m'est resté particulièrement en mémoire, où, de la place que j'occupais au première étage dans la salle des documents et manuscrits, j'ai contemplé pendant une heure peut-être la rangée des hautes fenêtres du bâtiment d'en face, où se reflétaient les ardoises noires du toit, les étroites cheminées de brique rouge, le bleu glacé du ciel étincelant et la girouette rutilante de fer-blanc découpée en forme d'hirondelle s’élançant bleue dans le ciel d'azur. Les reflets dans les vitres anciennes étaient légèrement déformées ou brouillés et, dit Austerlitz, je me rappelle qu'en les voyant, pour une raison que j'ignore, les larmes me vinrent aux yeux." (p. 355)

Cette contemplation interminable, ces larmes soudaines et inexpliquées, sont autant de symptômes de l'état dépressif du personnage. Précisons que les îles des Bienheureux (μακάρων νῆσοι / makárôn nễsoi ou îles Fortunées) sont, dans la mythologie grecque, un lieu des Enfers où les âmes vertueuses goûtaient un repos parfait après leur mort. Ptolémée, les plaçant dans sa Géographie à la limite ouest du monde habité (on les identifie classiquement aux îles Canaries ou aux îles du Cap Vert), y fait passer le méridien zéro. La contemplation est par ailleurs l'unique activité de ces heureux élus. Quant à la colonie pénitentiaire, elle ne peut manquer de nous évoquer  la nouvelle de Kafka, parue à l'octobre 1919, où un voyageur anonyme est invité à assister à une exécution publique, laquelle est réalisée avec une machine complexe, vrai engin de torture élaboré par le défunt commandant de l'île, dont l'une des fonctions est d'inscrire dans la chair même du condamné le motif de la punition. La colonie est également située sur une île tropicale éloignée. 

Jean-Claude Pardou, dessin pour « La colonie pénitentiaire » de Franz Kafka aux éditions du Bourdaric

Austerlitz signale ensuite que "c'est au demeurant ce jour-là" qu'une certaine Marie de Verneuil, qui travaillait comme lui au département des manuscrits, lui fait passer un petit papier où elle l'invite à venir boire un café. Il accepte aussitôt et la suit, "presque docilement", note-t-il, jusqu'au Palais-Royal, "où nous sommes longuement restés assis sous les arcades, tout près d'une vitrine où, se souvient-il, étaient exposés des centaines et des centaines de soldats de plomb en uniformes chamarrés de l'armée napoléonienne, disposés en ordre de marche et en formations pour la bataille."

Ce Palais-Royal est le lieu d'un hasard objectif. Il se trouve que la semaine dernière j'ai rapporté de la médiathèque, outre les albums de Marc-Antoine Mathieu, le récit de François Sureau, L'or du temps. J'avais apprécié naguère son Tract sur la défense de la liberté, sa verve d'avocat sur quelques plateaux télévisés, et le titre inspiré de l'épitaphe gravé sur la tombe d'André Breton, au cimetière des Batignolles : Je cherche l'or du temps, avait fini de me convaincre d'emprunter ce lourd volume de plus de huit cent pages. En vérité, la célèbre phrase est issue de la première page de l’Introduction au discours sur le peu de réalité, un texte écrit, de fin 1924 à janvier 1925, dans le prolongement direct du Manifeste du surréalisme.

Je dois dire ma perplexité vis-à-vis du livre de Sureau : auteur de pages éblouissantes, possesseur d'une érudition étourdissante*, il n'en reste pas moins que son livre profus vous reste un chouïa en travers de la gorge. Il n'a guère le souci du lecteur et vous accable de références dont beaucoup vous demeurent opaques. Pourtant j'avais aimé l'incipit, qui laissait penser à quelque vagabondage fluviatile où d'emblée s'imposait cette idée de secret que je ne cessais alors de croiser (et dont nous avons vu que la dernière occurrence était à la fin du commentaire du film de Resnais), : "La Seine est le fleuve sur le bord duquel j'aurai passé l'essentiel de ma vie. Je me suis aperçu très tard que cette mince coulée grise et verte formait le centre d'un territoire réel et imaginaire dont je n'avais jamais cessé de vouloir déchiffrer le secret."  Mais j'éprouvai ensuite une sorte de déception : la Seine n'était qu'un prétexte, on ne la voyait pas pour ainsi dire, et ce récit est donc à mille lieues des vrais voyages au long cours, où revivent marches, villes, villages et paysages, qu'il s'agisse du fabuleux Danube de Claudio Magris, ou, plus récemment, du Remonter la Marne de Jean-Paul Kauffmann ou d'Intervalles de Loire de Michel Jullien. Toute la place est donnée aux personnages historiques, et la géographie y est totalement secondaire**. 

S'ajoute à cela la présence d'un "étranger", Adam Bagramko, auteur d'un tableau, un triptyque soi-disant conservé au musée d'art de Seattle dans l’État de Washington, et dont le titre est Ma source la Seine. La partie gauche représente une île, "dessinée comme dans une carte de Stevenson, entourée non pas d'eau, mais d'une épaisse forêt. (...) Au centre de l'île on finit par distinguer une minuscule photographie. Elle représente une de ces plaques en ébonite qu'on voit sur certains immeubles parisiens. En haut, une main à l'index pointé pour indiquer une direction. Sous la main, on peut lire : "Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J'avais dit que personne n'entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous." Cette plaque est restée longtemps sous la voûte du 7 rue du Faubourg-Montmartre, avant la porte-tambour du bouillon Duval, au pied de la petite chambre où est mort, le 24 novembre 1870, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, qui figurait en bonne place dans le panthéon de Breton et des surréalistes. La plaque a disparu aujourd'hui, "en raison, indique le concierge, d'une décision de l'assemblée des copropriétaires." (p. 20)

Tarot de Marseille des surréalistes

"La partie droite, poursuit François Sureau, présente un caractère prémonitoire, puisque le tableau date de 1938. Dessinée à grands coups de pinceau bleu, la statue de la Liberté de l'île des Cygnes [encore une île, soit dit en passant] s'élève sur un fleuve jonché de feuilles mortes. Et tout autour du carré sont collés les tarots d'un jeu du XIXe siècle. Or, en juin 1940, Bagramko devait s'embarquer pour New York, après avoir attendu un bateau à Marseille où fut composé par Breton et quelques amis le jeu désormais célèbre des "Tarots de Marseille.***" C'est du Havre qu'il s'embarque pour finir."

Ce Bagramko, ainsi qu'un certain Grigoriev, ami du premier, on ne les cessera plus de les croiser tout au long du livre. Or, le doute s'installe petit à petit et l'on subodore que ces deux acolytes ne sont qu'invention de l'auteur, malgré le luxe de détails dont il agrémente ces descriptions. La recherche googlisante conduit vers Bagramko mais il est toujours associé à Sureau et à son récit. A Seattle, pas plus qu'au Musée d'Art de Vancouver qui aurait recueilli la majorité de son œuvre, on ne trouve trace de Bagramko. Cette gentille mystification, qui eût été délicieuse sur un écrit aux dimensions d'une nouvelle, devient franchement pesante - du moins l'ai-je éprouvé personnellement comme telle - sur la longueur d'un tel ouvrage. Et j'ai fini, je l'avoue, par parcourir à la vitesse d'un fleuve en crue les 400 dernières pages de L'or du temps.

Il reste que ce récit recèle quelques pépites, et qu'il n'a pas usurpé son titre bretonien, car il fut le lieu, je l'ai dit, de plusieurs de ces hasards objectifs chers au poète.  François Sureau, au cours de son évocation de l'abbaye de Port-Royal et de la persécution dont elle fût l'objet, parle d'une porte de forme ottomane percé dans le fond du mur de clôture. On y distribuait de la soupe et du pain, de l'argent aussi peut-être. Après avoir cité Racine, auteur de "l’Abrégé de l’histoire de Port-Royal", "le plus beau texte en prose du XVIIe siècle, assure-t-il, par son effacement, sa transparence inquiète et ferme, et la clarté intérieure qui s'en dégage", il écrit : "Dans ce "siècle des saints", on n'aura pas opposé la charité et la justice, se fiant à ce qu'en disait le maître de Nazareth : "Il y aura toujours des pauvres parmi vous.""

Or, ce 10 février, je venais tout juste de commencer à écouter la Passion Selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, déniché dans le magasin Emmaüs. Et dans le récitatif, huitième pièce de la première partie de la Passion Selon Saint Matthieu, Jésus parle et dit : "Il y aura toujours des pauvres parmi vous, mais moi, vous ne m'aurez pas toujours." Cette parole christique, dont je ne me souvenais pas avoir eu connaissance avant cette date, s'était donc présentée par deux fois la même journée. 

Mais ce n'est qu'aujourd'hui que je m'avisai, comme pour étayer ma conviction intime, que sous la citation liminaire d'André Breton, il y avait un passage de l’Évangile selon Saint Matthieu :


Je ne me suis éloigné de Sebald qu'en apparence, et de Port-Royal je vais repasser au Palais-Royal où Austerlitz retrouve Marie de Verneuil. François Sureau décrit lui aussi le lieu à partir de sa page 265. La première phrase ne nous étonnera pas : Le Palais-Royal est une île.

"On peut s'y retirer  hors du pouvoir des heures, de l'illusion du temps. C'est une Atlantide et l'hôtel de la Valnéry, la demeure mystérieuse de Leblanc, perdue dans les années. Lorsqu'on entre dans ce jardin au silence épais que les cris des rares enfants font à peine vibrer, on peut craindre de ne jamais en sortir. Un jardin pour grandes personnes, disait Colette qui y vécut.

L'immobilité du Palais-Royal n'est pas celle, taurine, solaire, métaphysique, des places de Chirico. Elle ne suscite pas davantage de  rêveries funèbres. Malgré les jouets, les décorations militaires, les soldats de plomb et les lourdes pipes de hussard débordant de la vitrine de l'Orientale, elle n'exhale aucun parfum de Mitteleuropa."

Cette description du Palais-Royal (où l'on retrouve les soldats de plomb de Sebald) comme une sorte de domaine échappant à l'emprise du temps trouve une résonance dans l'histoire que Marie de Verneuil confie à Austerlitz dans le café des arcades :)

"[…] elle me parla d’un moulin à papier sur la Charente qu’elle avait récemment visité avec un sien cousin et qui, dit-elle, dit Austerlitz, comptait au nombre des lieux les plus mystérieux qu’il lui avait jamais été donné de voir. L’énorme bâtiment construit en lambourdes de chêne et gémissant parfois sous son propre poids est à moitié dissimulé sous les arbres et les fourrés dans la boucle d’une rivière vert sombre, dit Marie. Deux frères qui maîtrisent parfaitement chaque geste de leur métier, et dont l’un louche d’un œil tandis que l’autre a une épaule plus haute que l’autre, s’affairent à l’intérieur pour transformer la pâte mouillée d’une mixture de chiffons et de vieux papiers en feuilles propres et vierges qu’ils mettent ensuite à sécher dans une grande aire située à l’étage au-dessus. Là-bas, dit Marie, on est entouré d’une pénombre silencieuse, on voit au travers des fentes des volets la lumière du jour, on entend l’eau buire à voix basse en passant la retenue, la roue qui tourne lentement, et l’on en vient à ne plus se souhaiter que de jouir d’une paix éternelle."[C'est moi qui souligne]

Je me demandais pourquoi cette allusion à la Charente. Ce n'est qu'après avoir lu une étude de Chantal Massol, Austerlitz : la prose fictionnelle de W. G. Sebald au miroir du roman de Balzac,  que j'en découvris les ressorts. Marie de Verneuil elle-même est un personnage balzacien, inspirée de la Marie-Nathalie de Verneuil, héroïne des Chouans. Elle apparaît, vers le milieu du livre, dans un décor de brume montante tout droit issu du roman de Balzac, dans un « lambeau de souvenir » (p. 164) : 

"À l’extérieur [de l’église de Salle, Norfolk], la brume blanche avait monté des prairies et en silence nous la regardions tous deux ramper sous le seuil du portail, nuée qui roulait ses volutes au ras du sol, recouvrait peu à peu toutes les dalles de pierre, s’épaississait et gonflait tellement que nous n’en émergions plus qu’à demi [...] (p.189)

"Pareille brume, précise en note Chantal Massol, envahit, chez Balzac, le paysage qui s’offre aux yeux de Marie depuis les hauteurs de Fougères : « […] par un phénomène assez fréquent dans ces fraîches contrées, des vapeurs s’étendirent en nappes, comblèrent les vallées, montèrent jusqu’aux plus hautes collines, ensevelirent ce riche bassin sous un manteau de neige » (Les Chouans, VIII, p. 1093). "Selon toute vraisemblance, poursuit-elle, c’est la place inaugurale des Chouans dans La Comédie humaine qui vaut à leur héroïne d’être invitée dans la prose sebaldienne. C’est ce que semblent nous dire, en tout cas, les transformations que subit, dans cette migration, ce personnage. Dès sa première rencontre avec Jacques, dans Austerlitz, Marie de Verneuil lui livre son « âme » à travers une histoire qui frappe son esprit (...). 

Il s'agit de l'histoire du moulin à papier sur la Charente, dont Chantal Massol pense qu'il "puise ses éléments, en les mêlant à ceux d’un conte (sans doute des frères Grimm), dans un autre roman de Balzac encore, Illusions perdues : moulin à papier sur la Charente, frères, eau verte et sombre de la rivière...

Cette perspective balzacienne ouvre des horizons prodigieux, qui réclament des développements auxquels je ne puis pour l'instant sacrifier. Je préfère terminer sur cette image de la Charente qui me vint alors que je lisais son nom dans Austerlitz : c'était celle de la rivière étirant ses méandres dans le parc de la maison de Maria Casarès, à Alloue. **** Ce souvenir est indissociable de ma sœur Marie, qui me fit, avec son mari Emmanuel, connaître pour la première fois ce lieu magique. C'est à elle, trop tôt disparue, que je pense ce soir.

__________________

* Érudition que je n'ai pris qu'une seule fois en défaut, lors de son évocation de Vivant Denon, l'écrivain et dessinateur qui accompagna Bonaparte en Egypte, et qui devint le maître d'oeuvre de la monumentale Description de l'Egypte. Sureau rapporte, page 770, que Denon, "qui fut un temps réputé être le possesseur de la tête naturalisée de Charlotte Corday, " aimait à composer d'étranges reliquaires. Il y rassemblait, écrit-il, les restes mortuaires, authentiques ou non, de personnages illustres, fragments d'os de la Fontaine, d'Héloïse, d'Abélard, du Cid et de Chimène, morceaux de la moustache d'Henri IV, mèches de Desaix, dent de Voltaire. Une description qui fait peur en est donnée par le catalogue de la vente posthume de ses biens en 1826. Je ne sais pas ce que le funeste objet est devenu." Disant cela, et parlant au singulier, il faut donc se résigner à ce qu'il n'existe qu'un seul étrange reliquaire. Or, cher François Sureau, ce reliquaire se trouve au Musée-Hôtel Bertrand de Châteauroux. J'ai consacré autrefois plusieurs articles à cet objet fascinant.

** Il faut dire que l'auteur lui-même écrit que "la Seine n'est rien, un fleuve assez provincial auquel ses berges, ses villes, ses écrivains et ses peintres tournent le plus souvent le dos, et qui n'apporte rien d'autre que l'occasion de rêver à de grands voyages ultramarins."(p. 18)

*** J'ai évoqué ce jeu de Tarot des surréalistes dans un article du 26 octobre 2018, Varian Fry et André Breton.

**** La grande comédienne avait acquis ce domaine agricole de La Vergne, autrefois fortifié, après la mort d'Albert Camus en 1960. À sa mort en 1996, elle lègue son domaine à la commune d’Alloue pour remercier la France d’avoir été une terre d’asile pour elle et sa famille. Véronique Charrier, ancienne directrice adjointe du festival d’Avignon, crée en 1999 l'Association « La maison du comédien Maria Casarès » présidée par le comédien François Marthouret. Les communs aujourd’hui réhabilités en studios sont habités par les résidents accueillis en création et l’ancienne grange a été transformée en salle de spectacle. Le parc s’étend sur cinq hectares de jardins comprenant deux îles.



mercredi 18 mai 2022

7.1 - Ferma les yeux pour entendre varech et coquillages

 ➔ Suite de 7 - Tempête à Helgoland (mais peut se lire indépendamment)

Peu de temps après avoir rédigé ce septième article de la série numérotée, je pris conscience de la parenté de cette paire Carlo Rovelli - Kae Tempest, le physicien et la performeuse, avec une autre lecture, que j'avais faite pour l'essentiel l'été dernier, sur les bords de la Vézère, au camping dit du Paradis, qui restera pour nous à jamais associé à la découverte des fascinantes grottes préhistoriques des Combarelles et de Font-de-Gaume. Cette lecture était celle du Journal phénoménologique d'Enzo Paci, un philosophe italien (1911-1976) pratiquement inconnu en France. Après ses études de philosophie et une thèse soutenue en 1934, sous la direction d'Antonio Banfi, introducteur des travaux de Husserl en Italie, il est en 1943 officier mobilisé en Grèce. Capturé par les Allemands, il est envoyé dans un camp de concentration, et c'est dans l'Oflag de Wietzendorf qu'il rencontre Paul Ricoeur, lui-même prisonnier depuis 1940, qui y traduisait secrètement les Ideen I de Husserl. Une forte amitié naîtra de ces jours sombres.


Pour Paci, il convenait de relire Husserl directement, sans passer par le filtre des existentialistes, et Sartre en particulier, avec son opus majeur, L'être et le Néant. Il faut penser l'homme dans son existence concrète. "Pour Paci, écrit son traducteur Arnaud Clément, la vie est vie de relations. La phénoménologie découvre l'intrication fondamentale qui relie les êtres et les constitue dans leur être même : ceux-ci ne se constituent pas indépendamment d'entrer en relation, mais par et dans les innombrables relations qu'ils tissent les uns avec les autres."Autrement dit, la relation est première, et c'est elle qui fonde l'existence ou non des entités du vivant. Le relationnisme de Paci (c'est ainsi que l'on désigne sa théorie) transpose au niveau de la personne et dans la dimension historique et sociale, la mécanique quantique dite relationnelle de Carlo Rovelli, qui s'applique pour l'instant au seul monde microscopique, infra-atomique. Frédéric Manzini écrit que l’intuition fondamentale de Paci est "celle d’une intrication fondamentale entre les êtres comme entre la conscience et le monde (...) rendue vivante dans les pages d’un Journal qui ressemble à un authentique voyage dans la tête d’un phénoménologue qu’on a envie de découvrir plus avant."

Quelle ne fut pas ma surprise, ceci étant dit, de retrouver dans ce Journal (écrit entre 1956 et 1961), le fil shakespearien apparu avec la dyade Tempest-Rovelli. Mieux, c'est Hamlet et La Tempête qui se voyaient convoqués et bien sûr, oserais-je dire, ce sont les mêmes vers fameux de cette dernière pièce qui étaient donnés :


Ce n'est pas tout. On a vu que James Joyce était aussi l'un des thèmes communs entre Rovelli et Tempest. Or, au 6 mars 2021, Paci note qu'il relit Ulysse dans la traduction italienne. La plage, au chapitre 3, Protée : 

"D'accord, Joyce cite Aristote (je ne veux pas m'étendre sur les problèmes de cette citation). Mais plutôt sur ce qui vient après, dans la même page, et qui est une véritable analyse phénoménologique des kinesthèses*. Elle implique même toute l'esthétique transcendantale. Joyce ne pouvait pas connaître les manuscrits D. Mais connaissait-il Ideen I ? "Stephen ferma les yeux pour entendre varech et coquillages s’écraser craquant sous ses godillots. Et ores donc, tu es bien en train de marcher au travers." Marcher au travers : analyse de ce que le moi peut percevoir, dans ses mouvements, comme traversable ou non-traversable. Il s'agit précisément du moi. D'Erlebnis** du moi, de modalité du "vivre" du moi. C'est le moi concret, la monade concrète, monade qui est aussi "corps propre", Leib. Le moi, avec son corps propre, constitue le monde au moyen des organes des sens et puis au moyen des kinesthèses : "Je le suis bien, un pas à la fois. Infime espace de temps traversant d’infimes moments d’espace."(p. 203)

Philippe Forest a-t-il lu Paci ? En tout cas, lui aussi évoque Husserl sur ce chapitre 3 :

"Dedalus au troisième chapitre d'Ulysse, se livre à une expérience. Sans que Joyce ait rien lu de Husserl - mais pourquoi l'aurait-il lu davantage que Freud ou que n'importe lequel des penseurs dont il fut le contemporain puisque, toutes ces oeuvres, la sienne les comprenait ? -, on peut rapprocher, me semble-t-il, une semblable expérience de celles auxquelles, au même moment, se livre la phénoménologie. Dans un tout petit livre, qui me servira ici de science suffisante - puisque, ayant assez sérieusement lu Husserl autrefois, j'en ai tout oublié et n'ai aucunement l'intention pour l'instant d'en reprendre la lecture, Ulysse se substituant avantageusement à tous les traités qu'il comprend, au moins pour les besoins de la présente démonstration -, Jean-François Lyotard définit la phénoménologie comme une entreprise qui vise "à reprendre tout savoir en remontant à un non-savoir radical", se donnant pour objet le "cela qui apparaît à la conscience", et ainsi de suite, le reste est dans les manuels de philosophie. (pp. 91-92)

Je suis encore bien moins compétent que Forest (que je soupçonne tout de même de quelque fausse modestie) pour disserter plus avant sur la phénoménologie, et j'en reviens à Paci :

"Stephen compte : « Cinq, six : le nacheinander."  Où Joyce a-t-il pris un terme si husserlien ? (Peu après : Nebeneinander.) Stephen, les yeux fermés, écoute le bruit de ses propres pas. Il pense aux modalités selon lesquelles le moi corporel sent le monde ; à l'accord des organes des sens en cet organe des organes, comme dit Husserl, qu'est le corps. Mais je peux ouvrir ou fermer les yeux. Je ne vois pas le monde, mais il est présent malgré tout, il est là, je suis inéluctablement lié à son Boden. Dans les inédits D17 et D18, l'homme est lié à la planète Terre comme à lui-même, comme à son propre corps. Ironie de Joyce. Mais quoi qu'il en soit, il est possible de lire tout l'Ulysse d'un point de vue phénoménologique."(p. 204)

La dernière édition chez Folio donne comme note sur Nacheinander : « En allemand, nacheinander : l’un après l’autre ; « nebeneinander –, l’un à côté de l’autre. Dans le Laokoon (1766), Lessing fait une distinction dans les arts entre la poésie, qui se déploie dans le temps (aufeinander – et non pas nacheinander – c’est là l’une des nombreuses citations erronées de Stephen), et les arts visuels, comme la sculpture et la peinture, qui se déploient dans l’espace (nebeneinander) »

Oh, il y aurait tellement à dire encore sur ce passage de Joyce, avec les commentaires croisés, à soixante ans de distance,  de Forest et de Paci, mais je crois que je m'y perdrais, et la bonne volonté du lecteur par la même occasion, aussi finirai-je sur un passage de la nouvelle de Claudio Magris que j'ai déjà abordé dans De Magris à Maris, le 7 mars dernier. C'est en effet dans Extérieur jour-Val Rosandra, que j'ai pour la première fois découvert ce "Nebeneinander" de Joyce :

"A Trieste, les temps ne se succèdent pas, mais s'alignent l'un à côté de l'autre, comme les débris des naufrages que la mer abandonne sur la plage."Nebeneinander", a dit le metteur en scène qui, comme il se doit, a lu Joyce ; temps qui se fait espace, événements entassés les uns à côté des autres, entrepôt de l'Histoire ou plutôt, a-t-il ajouté avec sa déformation professionnelle, archives cinématographiques, avec leurs histoires d'époques différentes tournées à des moments différents et dont les pellicules sont pourtant voisines, rangées les unes à côté des autres, disponibles pour un travail de montage qui pourrait les intriquer l'un dans l'autre."(p. 112)



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kinesthèse : n.f. (Philosophie) Mouvements de mon corps en tant qu’ils m’appartiennent et font que je suis ce que je suis.

** Erlebnis : expérience, au sens philosophique, expérience intime de l'individu, supposée indicible.