vendredi 3 février 2017

# 29/313 - William Wilson et Pierrot le Fou

Il faut de temps à autre se souvenir de penser contre soi. Entrer en controverse avec soi-même, pour mettre à l'épreuve ses idées et sa vision du monde. Entrer en inconfort. Lire cet écrivain, ce penseur qui vous conteste, vous hérisse, vous remue, vous pousse dans vos retranchements. Oui, pas en permanence (pas de masochisme intellectuel), mais à intervalles raisonnables, dont l'intuition seule vous donne la mesure.

C'est ainsi que j'ai reconsidéré mon approche sur Le Scarabée d'or, cette résonance avec Jung qui était, à ma connaissance, passée inaperçue et qui me semble maintenant indubitable. Le spectre de Bronner (Gérard, le sociologue des coïncidences) s'est réveillé : et si le terme même de "coïncidences" était fréquent dans les nouvelles de Poe, au point que sa présence dans Le Scarabée d'or ne revêtirait aucun caractère exceptionnel, en serait pour le moins fortement relativisé ? Je ne vous cacherai pas que je n'ai pas mené une recherche de type scientifique : il eût fallu interroger tout le corpus poesque, sonder tous les écrits, ce que je n'ai pas le temps ni le goût de réaliser. Donc je me suis fondé sur une approche moins rigoureuse, mais qui me semble déjà significative. J'ai googlisé "Edgar Poe" + "coïncidence", en supprimant Richard Parker dans le champ de recherche (car c'est cette coïncidence particulière déjà évoquée avec Pierre Bayard qui intéresse surtout les internautes), et il est vrai que j'ai trouvé d'autres occurrences du mot "coïncidence" dans l’œuvre de Poe, mais pas au point de faire apparaître comme négligeable son apparition dans Le Scarabée d'or.

Le mot est lui-même assez commun et il n'est guère surprenant de le rencontrer dans une œuvre littéraire de quelque longueur. Encore faut-il distinguer son emploi simple de son emploi métacognitif, je veux signifier par là que dans Le Scarabée d'or, la coïncidence intervient non seulement comme constat d'un fait (la similitude de tracé entre la tête de mort et le contour de l'insecte), mais comme support même de réflexion (le narrateur s'interroge sur la nature et l'effet sur l'être humain de la surgie des coïncidences).

Arthur Rackam, William Wilson, 1935.

J'ai donc trouvé le mot dans trois autres œuvres d'Edgar, et tout d'abord dans la nouvelle William Wilson, publiée en octobre 1839. Résumé de Wikipédia :

Cette nouvelle écrite à la première personne raconte la vie du narrateur qui choisit le pseudonyme de William Wilson. L'histoire commence dans la campagne anglaise, dans une école où le personnage particulièrement intelligent et manipulateur commence son éducation en compagnie d'autres écoliers. Un nouvel arrivant va bouleverser sa vie. Ce nouvel écolier porte le même nom que celui du narrateur et va calquer le comportement et les attitudes de ce dernier, son seul défaut étant qu'il ne peut élever la voix au-delà d'un chuchotement. De plus, il est le seul à rivaliser avec lui, contestant ainsi sa supériorité sur ses autres camarades. Le narrateur va s'en irriter jusqu'à quitter l'école pour poursuivre ses études à Oxford où il s'initie aux vices du jeu.
Dans la nouvelle, on peut donc lire :

Peut-être était-ce ce dernier trait, dans la conduite de Wilson, qui, joint à notre homonymie et au fait purement accidentel de notre entrée simultanée à l’école, répandit parmi nos condisciples des classes supérieures l’opinion que nous étions frères. Habituellement ils ne s’enquièrent pas avec beaucoup d’exactitude des affaires des plus jeunes. J’ai déjà dit, ou j’aurais dû dire, que Wilson n’était pas, même au degré le plus éloigné, apparenté avec ma famille. Mais assurément, si nous avions été frères, nous aurions été jumeaux ; car, après avoir quitté la maison du docteur Bransby, j’ai appris par hasard que mon homonyme était né le 19 janvier 1813, et c’est là une coïncidence assez remarquable, car ce jour est précisément celui de ma naissance.[C'est moi qui souligne]
Poe exploite ici le thème du double, en introduisant par ailleurs un élément parfaitement authentique, la date de sa naissance, effectivement placée au 19 janvier (mais 1809, et non 1813). Le mot apparaît une seconde fois, quelques pages plus loin :
Je m’étais toujours senti de l’aversion pour mon malheureux nom de famille, si inélégant, et pour mon prénom, si trivial, sinon tout à fait plébéien. Ces syllabes étaient un poison pour mes oreilles ; et quand, le jour même de mon arrivée, un second William Wilson se présenta dans l’école, je lui en voulus de porter ce nom, et je me dégoûtai doublement du nom parce qu’un étranger le portait, — un étranger qui serait cause que je l’entendrais prononcer deux fois plus souvent, — qui serait constamment en ma présence, et dont les affaires, dans le train-train ordinaire des choses de collège, seraient souvent et inévitablement, en raison de cette détestable coïncidence, confondues avec les miennes.
Rappelons que William Wilson est un pseudonyme : le véritable nom du narrateur, qu'il a en aversion, nous ne le connaîtrons jamais. L'histoire tourne au drame, Wikipédia (suite du résumé) :
Un soir, alors qu'au moyen de duperies il ruine un riche étudiant, un homme au visage couvert intervient et dénonce ses tricheries aux autres étudiants qui le prient de partir. Le narrateur fuit et poursuit son destin à travers l'Europe où son double intervient et met à bas ses plans. Au cours d'un bal masqué à Rome, le narrateur retrouve son adversaire, habillé exactement comme lui, et l'embroche avec son épée. Il s'en détourne un instant et quand il lui fait face à nouveau, il ne voit plus qu'une glace dans laquelle il se reconnaît pâle et barbouillé de sang. Cette image de son double agonisant lui dit alors (d'un ton normal et non en chuchotant comme il l'avait toujours fait auparavant) : « Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant, tu es mort aussi, mort au Monde, au Ciel et à l'espérance. En moi tu existais, et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne, comme tu t'es radicalement assassiné toi-même. »[C'est moi qui souligne]
Remarquons que le choix du prénom est le même que pour Le Scarabée d'or (William Legrand),  William, pouvant se lire Will i am « Est-ce que je suis ? Le nom "(Son of Will ce qui signifie « Fils de la volonté » en anglais) est intéressant, évoquant le fait que le narrateur a lui-même voulu se confondre avec le double qui partage ce nom." Cette dernière remarque de la notice wikipedia renvoie à un livre de David Hoffmann, intitulée Poe Poe Poe Poe Poe Poe Poe Poe. Sept fois Poe, c'est là un petit clin d'oeil à l'Heptalmanach que je ne saurais laisser passer, of course.


Le thème du double, face au miroir, n'est-ce pas au fond le thème de la coïncidence poussée à son comble ?  Coïncidence impossible de soi à soi. Quête douloureuse que l'on retrouve dès l'origine de ces chroniques dans l'histoire d'Otto, de Marc-Antoine Mathieu.


Enfin, dernière résonance troublante pour ce jour-ci : dans la notice wikipédienne, il est question de Jean-Luc Godard, que décidément nous ne cessons de croiser : en effet, dans Pierrot le Fou (1965),  on peut entendre ce dialogue :

Marianne (Anna Karina) : Vous avez l'air tout sombre.

Ferdinand (Jean-Paul Belmondo) : Y a des jours comme ça, on rencontre que des abrutis. Alors on commence à se regarder dans une glace et à douter de soi...»
Julien d'Abrigeon, sur son blog Tirejetazos, mène une fine analyse du thème :
Autre occurrence du double, Godard «colle», par l'intermédiaire de Pierrot, l'histoire de William Wilson, un résumé des aventures du héros de la nouvelle d'Edgar Allan Poe :

«Il avait croisé son double dans la rue. Il l'a cherché partout pour le tuer. Une fois que ça a été fait, il s'est aperçu que c'était lui-même qu'il avait tué, et que ce qui restait, c'était son double.»

Ferdinand serait à la recherche de son double pour le tuer, pour se tuer avec lui. L'allusion à la nouvelle de Poe s'inscrit donc dans ce contexte des «hommes doubles». Mais ce thème est surtout mis en lumière par la longue citation, très modifiée, de La mise à mort d'Aragon, citation non présentée comme telle et récitée d'une voix monocorde et hachée par Belmondo:

«Peut-être - que je rêve - debout. - Elle me fait penser - à la musique. - Son visage. - On est - arrivés - à l'époque - des hommes doubles - On n'a plus besoin de miroir - pour parler - tout seul. - Quand Marianne dit - «Il fait beau» - Rien d'autre. - A quoi elle pense ? - D'elle je n'ai que cette apparence - disant : - «Il fait beau» - Rien d'autre - A quoi bon - expliquer - ça? - Nous sommes - faits - de rêves - et - les rêves - sont faits - de nous. - Il fait beau - mon amour - dans les rêves - les mots - et la mort. - Il fait beau - mon amour. - Il fait beau - dans la vie.»


Pour avoir en trois minutes une vision assez claire du film, si vous ne le connaissez pas, rien de mieux que cette excellente petite vidéo de trois minutes de Luc Lagier, du Blow Up d'Arte.




J'ai songé ensuite que les trois couleurs de Pierrot Le Fou se retrouvaient encore dans le film de 1967, Deux ou trois choses que je sais d'elle, dont j'ai parlé il y a deux jours. Et que dans ce film encore, ce n'est sans doute pas un hasard si Godard joue sa partition en voix off dans le chuchotement, rappelant en cela la seule différence entre William Wilson et son double :

Je ne pouvais trouver en lui qu’un seul point vulnérable, et c’était dans un détail physique, qui, venant peut-être d’une infirmité constitutionnelle, aurait été épargné par tout antagoniste moins acharné à ses fins que je ne l’étais ; — mon rival avait une faiblesse dans l’appareil vocal qui l’empêchait de jamais élever la voix au-dessus d’un chuchotement très bas. Je ne manquais pas de tirer de cette imperfection tout le pauvre avantage qui était en mon pouvoir.


Bon, cet article est déjà bien long. La suite (les autres occurrences de "coïncidence" chez Edgar) au prochain numéro.

Deux ou trois choses que je sais d'elle -panneau de fin


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