mercredi 22 février 2017

# 45/313 - Le terroriste et le gitan

Mercredi 15 février. Je venais de publier le matin même la quarante-quatrième chronique, La Chinoise et le porteur de valise, essentiellement basée sur le film de Godard paru en 1967. Le temps avait viré au beau, je désertai donc le bureau et enfourchai ma bicyclette pour un tour de Châteauroux, itinéraire en boucle que j'ai tissé au fil  des mois par les chemins secrets des faubourgs et des parcs, les larges allées cyclables de la zone industrielle ou les sentes humides de la Vallée verte. Je poussai néanmoins jusqu'à cette grande et laide étendue qu'on qualifie de Cap mais à laquelle il manque le vaste horizon qui l'accompagne en principe. J'en revins avec Jugan, le roman de Jérôme Leroy tout juste sorti en poche. L'écrivain m'avait donné la matière d'une belle coïncidence, mon intuition me commandait de me procurer ce livre, que je commençai dès mon retour et achevai en fin d'après-midi. C'est dire déjà la fluidité de sa prose noire.


Car elle est noire, oui, cette prose inspirée du roman non moins noir de Barbey d'Aurevilly, L'ensorcelée, paru en feuilleton en 1852, publié en volume trois ans plus tard. Une jeune femme, Jeanne Le Hardouey, s'y prenait de fascination pour l’abbé Jéhoël de La Croix-Jugan, ancien chouan qui tenta de se suicider quand il  comprit que sa cause était perdue, puis fut ensuite torturé et défiguré par des soldats de la République. Sans faire un remake, Jérôme Leroy transpose cette histoire à notre époque, mais dans la même région du Cotentin. L'abbé devient Joël Jugan, ancien chef d'Action Rouge, groupe terroriste de la fin des années 70, lui aussi affreusement défiguré par un suicide raté et une vengeance des policiers. En liberté surveillée après dix-huit ans de prison, dont plusieurs années à l'isolement, il revient dans sa ville natale de Noirbourg, employé dans un centre social à l'aide aux devoirs. C'est un monstre, au physique comme au moral, qui va détruire une jeune étudiante d'origine marocaine, Assia, irrésistiblement fascinée par ce revenant des luttes armées.

C'est là bien sûr un écho très fort à l'article publié le matin-même. D'ailleurs, un des personnages de Jugan, Rodain, aurait très bien pu être un des membres du groupe maoïste de La Chinoise :
Rodain était un ancien de la Gauche prolétarienne qui s'était "établi" en 1967 dans les Forges, avait tenté de noyauter les syndicats, s'était fait casser la gueule par les milices patronales et par la CGT, mais s'était accroché. Une fois la Gauche prolétarienne autodissoute en 1973, il s'était senti incapable de reprendre ses études de philo à la Sorbonne et était resté à Noirbourg, vivant dans son HLM sans qu'il soit possible de savoir s'il espérait encore un jour le soulèvement de la classe ouvrière ou s'il avait trouvé une forme de sagesse : il passait ses dimanches derrière sa porte-fenêtre, à regarder les nuages venus de Jersey et Guernesey filer dans le ciel gris en écoutant France-Musique, n'ayant plus que de rares regards amusés pour le buste de Mao, le petit livre rouge près du téléphone et un vieux tract de la Cause du Peuple, "Patron, nous vous pendrons par les couilles !" qu'il avait mis sous verre par une ironie de l'Histoire dont il était parfaitement conscient. (p. 80-81)
D'autres personnages ont un rôle crucial dans le roman : les Gitans de la Zone, dont la présence dans la région est très ancienne ; dealers, trafiquants, mais aussi guérisseurs ou jeteurs de sorts, ils décalquent les bergers errants de Barbey d'Aurevilly :
Espèces de pâtres bohémiens, auxquels la voix du peuple des campagnes attribue des pouvoirs occultes et la connaissance des secrets et des sortilèges. D’où viennent-ils ? où vont-ils ? Ils passent. Sont-ils les descendants de ces populations de Bohême qui se sont dispersés sur l’Europe dans toutes les directions, au Moyen Âge ? [...]. Tantôt solitaires, tantôt en troupe de cinq à six, ils rôdent çà et là, en proie à une oisiveté qu’ils n’occupent jamais que d’une manière, c’est-à-dire en conduisant quelques troupeaux de moutons le long du revers des fossés, ou les bœufs de quelque herbager d’une foire à une autre. Si par hasard un fermier les expulse durement de son service ou ne veut plus les employer, ils ne disent mot, courbent la tête et s’éloignent ; mais un doigt levé, en se retournant, est leur seule et sombre menace ; et presque toujours un malheur, soit une mortalité parmi les bestiaux, soit les fleurs de tout un plant de pommiers brûlées dans une nuit, soit la corruption de l’eau des fontaines, vient bientôt suivre la menace du terrible et silencieux doigt levé.
Or, ce même soir, un mail de l'INA me vante un documentaire sur Jérôme Bosch. Je décide de le télécharger (la veille j'avais visionné une exposition autour du peintre, mais je ne m'y attarde pas présentement, j'y reviendrai tôt ou tard), mais je décide aussi de regarder enfin le documentaire de Claude Dagues, écrit en collaboration avec Jacques Yonnet, Paris des maléfices, que j'avais téléchargé le 2 février (l'INA n'en donnait qu'un aperçu gratuit de quelques minutes). Or, un passage autour du Pont Saint-Louis mettait aussi en scène les Bohémiens et leur pouvoir de jeteur de sorts. Voici l'extrait en question :


L'homme interrogé est Pierre Derlon, dont j'avais lu, voici très longtemps, La médecine secrète des gens du voyage, et aussi un article dans la revue l'Originel, à l'été 1979, intitulé "Ainsi parlait mon frère le gitan." Pierre Derlon raconte qu'après avoir sauvé de la noyade un vieux gitan, il avait été adopté, lui le gadjo, dans la communauté de celui qui devint en quelque sorte son maître, Pietro Hartiss. Robert Doisneau a réalisé de belles photos de lui, comme celle-ci, mise en vente à Drouot :

Robert DOISNEAU, Le dresseur de colombe Pierre Derlon, 1963

Au dos du tirage, Doisneau avait écrit : «Cette image a été faite le 11 novembre 1963, à Gentilly chez Pierre Derlon. À cette époque, il était dresseur de colombes (...) Pierre Derlon est aujourd'hui l'auteur de plusieurs bouquins sur la magie gitane, il faut l'entendre raconter le tribunal des corbeaux, c'est un enchantement. Pierrot le manouche est mon ami.»

 Après la noirceur de Jugan, une telle image est un réconfort.

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