L'avant-dernière fois où j'avais retourné les livres empruntés à la médiathèque Equinoxe, de fait j'en avais oublié un. Acte manqué peut-être car il s'agissait de l'essai d'Aurélien Barrau, l'astrophysicien des univers parallèles (essai que j'avais déjà rendu puis réemprunté peu de temps après, c'est dire l'intérêt que j'y avais pris). Bref, peu après, comme il fallait s'y attendre, je reçus un courrier de rappel m'enjoignant de rapporter ledit ouvrage sous peine de suspension de cinq jours. Normal. Je profite donc d'un trou dans l'emploi du temps pour obtempérer, avec le secret espoir que cet incident mineur me donne l'occasion peut-être de ramener une nouvelle perle de là-bas, une nouveauté, qui sait, venant juste d'échouer sur les rayonnages, ou une ancienneté ressurgie des profondeurs des magasins pour une exposition quelconque, allez savoir.
Déception : rien ne me faisait signe, et j'allais repartir bredouille lorsque je m'avisai que la médiathèque recelait peut-être quelque ouvrage de cette auteure récemment découverte, et qui m'avait étonné avec son voyage fictif avec Enrique Vila-Matas : je veux bien sûr parler d'Anne Serre. Or c'était bien le cas, trois ouvrages étaient à ma disposition. J'en empruntais deux. Et le soir-même, je me plongeai dans le plus court, 59 pages, édité chez Verdier en 2012, Petite table, sois mise !
Le titre emprunte à un conte de Grimm, et l'on serait tenté d'écrire qu'il s'agit là d'un conte érotique, si l'on s'en tenait à l'orgie familiale, incestueuse, qui y est décrite, et qui serait parfaitement scandaleuse s'il s'agissait d'un quelconque témoignage ou récit, sauf que l'érotisme est ici parfaitement tenu à distance, et que l'écriture ne vise pas du tout à créer un émoi sensuel chez le lecteur : nous sommes ici, comme l'explique elle-même Anne Serre dans un entretien chez Mollat, dans l'espace même de la littérature, où tout est possible, où les dimensions énigmatique et initiatique sont primordiales. Eric Chevillard, dans Le Monde des livres du 7 septembre 2012, le montrait avec clarté :
Jamais les mots « inceste » ou « pédophilie » ne sont utilisés par la narratrice, fillette devenue adulte qui raconte son enfance à la première personne. Et c’est là l’audace principale d’Anne Serre que de braver le vieil interdit, ravivé dans nos consciences modernes par de sordides et récurrents faits divers Or justement nous ne sommes pas là dans le fait divers, mais bien dans l’espace littéraire du conte où tous les excès sont permis, et même souhaitables, puisque le corps et l’esprit du lecteur s’y trouvent ainsi mis à l’épreuve et ébranlés, confrontés soudain à cette effrayante liberté en deçà du bien et du mal qui précède les lois morales et politiques.
Pas de morale ou de message délivrés au bout de cette lecture remplie d'étrangeté. Si étrange d'ailleurs qu'il n'a pas créé à ma connaissance de scandale, si éloigné se tient-il d'une sorte d'autofiction à la Christine Angot, décrivant, elle, l'inceste dont elle a été victime avec force détails réalistes. Tout échappe chez Anne Serre au réalisme, et pourtant, paradoxe suprême, c'est le réel qu'elle essaie de capter : "il n'est pas facile d'attraper les poissons fuyants du réel"(p. 33). Un réel plus grand que la supposée réalité.
Et ce récit m'a d'autant plus envoûté qu'il entrait, comme Voyage avec Vila-Matas, en résonance avec les fils de l'attracteur étrange. Et ce dès l'incipit : La première fois que je vis mon père vêtu en fille, j'avais sept ans. Formidable ouverture, qui donne le la de la transgression qu'opère la nouvelle, et qui met le sept en scène. Et cela n'a rien de fortuit, car Anne Serre, comme moi est né en 1960. La narratrice a donc l'âge de l'auteur, bien qu'il ne s'agisse absolument pas d'une autobiographie, ayant vécu, confiait-elle à Anne Diatkine (Libération, novembre 2012), dans une "famille bourgeoise, provinciale, croyante. J’ai beaucoup aimé
être élevée dans la religion chrétienne, un monde merveilleux, qui me
plaisait et me convenait. » Page 11, elle est encore plus précise : "Lorsque je vis papa, le 7 juillet 1967, dans la rue Alban-Berg, déguisée en fille -car je le reconnus -, je fus émerveillée, puis j'eus envie de le suivre." 7 juillet 1967, autrement dit 7-7-67. Ce n'est évidemment pas un hasard.
Je me demande aujourd'hui pourquoi Anne Serre a choisi Alban Berg pour nommer la rue où demeure la famille du livre. Car il me semble exclu que le musicien ait été choisi sans raison. Est-ce à cause de la proximité phonique entre les deux noms : Anne se lovant dans Alban, Serre et Berg étant en assonance ? A mon sens, cela ne saurait suffire. Si l'on regarde la biographie d'Alban Berg, on apprend maintenant qu'il a composé en autodidacte environ quatre-vingts lieder entre 1908 et 1911, mais qu'il n'en a choisi que sept pour être orchestrés en 1928, les Sieben frühe Lieder (en français, Sept lieder de jeunesse) pour mezzo-soprano et piano.
Est-ce là la raison suffisante ? Je ne le pense encore pas. Je songe encore que la figure d'Alban Berg m'est apparu une première fois dans des circonstances tragiques (la mort de la fille d'un ami en avril 2015) avec son Concerto à la mémoire d'un ange, qu'il composa en hommage à Manon Gropius, la fille d'Alma Malher et de Walter Gropius. Je tenais alors un carnet papier, que j'appelais Carnet de l'attracteur étrange. La même chose qu'ici, mais pour moi-même, et au crayon de papier.
A la vérité, je n'ai aucune certitude. Et puis soudain, d'autres rapports se sont dessinés devant moi, dans le même temps que la rédaction de ce billet. J'en rendrai compte demain.
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