Le premier de ces textes est bien sûr Le Procès, roman demeuré inachevé, où un certain Joseph K. est arrêté un beau matin à son domicile, sans que le motif de cette arrestation lui soit notifié. Malgré toutes ses démarches, il ne la connaîtra jamais et finira exécuté par deux hommes, hors de la ville.
Le second texte est également inachevé : son dernier roman, Le Château, où un narrateur, nommé K., parvenu dans un village pour y exercer la fonction d'arpenteur, est ensuite en butte à une administration labyrinthique et opaque, émanation du château dominant le village, dans lequel il semble presque impossible de pénétrer. Là aussi, malgré toutes ses tentatives, K. ne parviendra jamais à établir fermement son statut dans cette communauté.
A ces deux romans, Pierre Bayard écrit qu'il convient d'ajouter cette nouvelle singulière qu'est La Colonie pénitentiaire. Un officier présente à un explorateur une machine conçue par l'ancien commandant de la Colonie, et dont la particularité est de tracer sur le corps du condamné le texte de la loi transgressée. La sentence là encore non seulement n'est pas connue du condamné, mais celui-ci ignore qu'il a été condamné et d'ailleurs il n'a même pas eu l'occasion de se défendre.
Jean-Claude Pardou, dessin pour La Colonie pénitentiaire (détail), Galerie du Bourdaric |
Kafka aurait ainsi pressenti les régimes totalitaires du XXème siècle. Pierre Bayard cite par exemple Claude David dans sa préface aux Œuvres complètes :
Entre l'invention de la herse de "La Colonie pénitentiaire" et l'apparition des premiers camps de concentration, peu d'années se sont écoulées : vingt ans, diront certains, dix ou quinze ans tout au plus, diront d'autres, selon leurs convictions. Kafka aurait-il e le don de prophétie ?
Ceci dit, il ne faudrait pas croire que Kafka jouait sciemment au prophète. Rien dans sa correspondance ou dans son Journal ne permet d'affirmer qu'il donnait une quelconque valeur prémonitoire à ses écrits - dont l'humour est une composante tout aussi essentielle (j'ai beaucoup souri personnellement à la lecture de La Colonie pénitentiaire). "La question n'est pas de savoir, dit justement Pierre Bayard, si les écrivains, tel Tirésias, voient l'avenir ou en annoncent les périls, mais si l'écriture peut se révéler dans certains cas, parfois à l'insu même de ceux qui y recourent, un dispositif apte à saisir des signes que la pensée rationnelle consciente est incapable de recevoir."
Et c'est bien à ce stade de la réflexion que nous rejoignons le neurochirurgien Hughes Duffau, dont nous connaissons déjà la complicité qu'il éprouvait avec le personnage de l'arpenteur K dans Le Château. Plus loin, dans son livre, il relate un congrès sur le cerveau à Saint-Malo où il subit un feu roulant de questions visant à le remettre en cause :
"Au lieu d'un échange courtois entre confrères partageant le même idéal humaniste, la rencontre s'est peu à peu transformée en un étrange procès à l'issue duquel je devais être à tout prix être puni pour avoir commis une faute irréparable. Les organisateurs me bombardaient de questions sans écouter mes réponses. En somme, ils voulaient me voir perdre pied, m'humilier publiquement. Et c'est là, à cet instant, que je me suis senti comme Joseph K., le héros de Kafka dans Le Procès, convoqué devant des juges sans jamais connaître la raison de sa condamnation. J'ai déjà dit combien la lecture de ce roman m'avait marqué. Cette fiction soudain s'inscrivait dans la réalité. Je prenais alors pleinement conscience du pouvoir d'anticipation des œuvres littéraires, de leur capacité à rendre visible ce que la science ne pourra jamais vraiment expliquer : ici, en l'occurrence, la peur irrationnelle de mes contradicteurs devant l'évidence des faits et la violence qui en découle."(p. 222, c'est moi qui souligne)On pourrait croire devant cette remarquable convergence de vues avec Pierre Bayard que Duffau a dû lire Le Titanic fera naufrage, mais celui-ci a été publié en août 2016 tandis que L'erreur de Broca a paru sept mois plus tôt, en janvier 2016. La coïncidence est d'autant plus forte que c'est ce même mot d'anticipation que choisit finalement Pierre Bayard, "de préférence aux termes de voyance et de prophétie couramment utilisés," pour rendre compte de l'ensemble des phénomènes étudiés.
Jean-Claude Pardou, dessin pour La Colonie pénitentiaire (détail), Galerie du Bourdaric |
Hughes Duffau revient une dernière fois sur Kafka dans son ultime chapitre. Il relate alors une conversation avec une étudiante :
"Je lui rappelai mon impression persistante : la sensation que nous vivons dans une société telle que l'avait anticipée Franz Kafka, une société absurde, écrasée par le poids de la hiérarchie justement, des lois aveugles tombées du haut des institutions pour broyer les individus. Nous sommes entourés de machines qui nous déchiquettent les uns après les autres, comme dans la nouvelle de ce grand auteur intitulée "La Colonie pénitentiaire".(p. 259)Il aura cité in fine les trois mêmes œuvres de Kafka que Pierre Bayard, mais au-delà de cette nouvelle coïncidence, ne négligeons pas ce qui les différencie : ce ne sont pas seulement les régimes totalitaires que l'écrivain a anticipés, mais tout aussi bien, si l'on en croit Hughes Duffau, notre propre société d'aujourd'hui. Sa vision est encore d'actualité, et cela doit nous tenir éveillés.
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NB : Les saisissants dessins de Jean-Claude Pardou, qui engagent avec le texte de Kafka un rapport qui dépasse de loin la pure et simple illustration, sont extraits d'un livre d'artiste publié aux Editions du Bourdaric. Une exposition aura lieu à la galerie, à Vallon Pont d'Arc en Ardèche, du 17 mai au 18 juin. A deux pas de la grotte Chauvet...
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