samedi 18 février 2017

# 42/313 - De l'importance de la pièce de monnaie en littérature

Après Petite table, sois mise ! j'ai enchaîné sur l'autre roman de Anne Serre emprunté à la médiathèque, Les débutants (Mercure de France, 2011). L'histoire d'une certaine Anna Lore, quarante-trois ans, qui rencontre un certain Thomas Lenz, âge non spécifié. Coup de foudre. Seul ennui : elle vit depuis vingt ans avec Guillaume : "Que c'est étrange de quitter quelqu'un que l'on aime pour quelqu'un que l'on aime. On passe par une passerelle qui n'a pas de nom, qui n'est nommée dans aucun poème. Non, nulle part on ne donne de nom à ce pont et c'est pourquoi Anna eut tant de mal à le franchir."
La valse-hésitation entre les deux hommes, les deux amours, va constituer l'essentiel du livre. Ceci est bien résumé dans ce passage de la page 27 où elle écrit : 
"Pendant les dix mois qui suivirent, chaque jour, puis à chaque heure et parfois ensuite d'une minute à l'autre, Guillaume et Thomas ne cessèrent de se déplacer dans son théâtre. Tantôt Guillaume était devant et Thomas au fond de la scène, tantôt Thomas apparaissait et Guillaume disparaissait, et ceci chaque jour, à chaque heure, chaque minute parfois, tant et si bien que lorsqu'elle regardait en elle -et elle ne faisait que cela, accaparée par cette pièce fascinante - c'était toujours nouveau, toujours incertain. Longtemps elle ne sut lequel de ces deux hommes elle aimait, lequel elle préférait. L'un ? L'autre ? Les deux ? Aucun ? C'était comme s'ils étaient l'avers et le revers d'une même médaille. Aurait-elle dû la jeter en l'air et décider : c'est pile ou face ? Elle la jetait en l'air, c'était pile qui retombait, elle la rejetait, c'était face."
Dans ce paragraphe s'opère un glissement sémantique de la pièce de théâtre qu'interprètent Thomas et Guillaume, en une fascinante rotation des places, à la pièce de monnaie (la médaille) qu'on jette en l'air pour décider du destin. Lisant ceci, je songeai soudain à ces deux autres livres lus récemment où une simple pièce (de monnaie) concluait l'intrigue.



C'était Ubik tout d'abord, de Philip K. Dick : au dernier chapitre, Glen Runciter, au moratorium où sa femme est conservée, donne un pourboire à un employé, des pièces de cinquante cents. Mais l'employé fronce les sourcils et demande ce que c'est que cette monnaie :
"Runciter examina longuement les pièces. Il vit tout de suite ce que l'employé voulait dire ; de façon très nette, elles n'étaient pas ce qu'elles auraient dû être. Quel est ce profil ? se demanda-t-il. Qui figure sur ces trois pièces ? Ce n'est pas du tout le bon personnage. Et pourtant il m'est familier. Je le connais.
Alors il reconnut le profil. Je me demande ce que ça signifie, se dit-il. C'est la chose la plus bizarre que j'aie jamais vue. La plupart des choses finissent par s'expliquer. Mais... Joe Chip sur une pièce de cinquante cents ?
C'était le première fois qu'il voyait de la monnaie Joe Chip.
Il avait l'intuition, avec un frisson, que s'il fouillait ses poches et son portefeuille il en trouverait d'autres spécimens.
Tout ne faisait que commencer."
Fin du livre. Faut-il préciser que Joe Chip est le personnage principal d'Ubik, anti-psi travaillant dans l'agence de Runciter ? Il est amusant de voir que sa première apparition dans le livre, au chapitre 3, coïncide là encore avec la manipulation d'une pièce de monnaie :
En pyjama à rayures bariolé style costume de clown, Joe Chip s'assit à la table de sa cuisine, alluma une cigarette et, après avoir inséré une pièce de monnaie, manœuvra le cadran de la machine à homéojournal récemment louée pour lui. Ayant la gueule de bois, il dédaigna nouvelles interplanétaires, resta en suspens sur informations courantes, puis finalement sélectionna la rubrique potins. [C'est moi qui souligne]
De manière générale, les objets techniques de l'appartement ne fonctionnent que si l'on glisse une pièce dans la fente, la cafetière par exemple et même la porte qui, un peu plus tard, refuse de s'ouvrir en l'absence de pièce de dix cents. Nous sommes dans une société hypercapitaliste où la moindre action se paie.
Par la suite, Joe Chip et ses amis vont vivre une régression temporelle, se retrouvant dans l'Amérique profonde de 1939, et la question sera de savoir s'ils sont morts, vivants ou semi-vivants, autrement dit cryogénisés dans le moratorium de Runciter. La notice de Wikipedia va jusqu'à écrire que "Dick met en œuvre le « chat de Schrödinger » : ses héros sont-ils morts ? Sont-ils vivants ? Ou bien les deux à la fois ?"


La régression temporelle est aussi au cœur du roman de Richard Matheson déjà évoqué dans un billet précédent, Le jeune homme, la mort et le temps. Légèrement postérieur à Ubik, ce livre relate l'aventure du scénariste Richard Collier, condamné à 36 ans par une tumeur cérébrale inopérable, tombant amoureux de l'image d'une actrice du XIXe dans un hôtel au bord du Pacifique, et parvenant à rejoindre 1896 par autohypnose. Il rencontrera l'actrice sur la plage, vivra avec elle une nuit d'amour incandescente, malgré l'hostilité de son imprésario, avant de revenir à cause d'un détail futile dans le temps présent, en 1971.
J'adore l'argument du livre, et les premières pages sont formidables, lorsque Collier part à l'aventure, désespéré par le verdict de la médecine. Une fois parvenu à l'hôtel et que l'intrigue se noue autour de l'amour d'Elise Mac Kenna, l'écriture change et s'éloigne de la nécessité fougueuse du début. Le roman, à mon sens, se traîne en longueur. Ce n'est guère qu'à la toute fin qu'on retrouve la tension initiale. 
Or qu'y a-t-il au tout début du périple ? Eh bien ni plus ni moins qu'un jet de pièce :
Ai joué à pile ou face avant de quitter la maison. Pile le sud, face le nord. Cap sur San Diego. Drôle de penser qu'un mouvement de poignet en plus et je serais à San Francisco tard dans l'après-midi.
Et comment va s'opérer le retour en 1971, signifiant la séparation définitive avec l'être aimé ? Encore une fois par une simple pièce de monnaie, une des pièces qui lui avait été données dans une pharmacie-bazar de 1971 était passée dans la doublure de sa veste :
Je la saisis, la sortis et la regardai.
C'était une pièce de un cent de 1971.
Aussitôt, quelque chose d'obscur et d'horrible commença à s'accumuler en moi. Sentant venir la catastrophe, j'essayai de jeter la pièce loin de moi mais elle me restait collée aux doigts comme si elle était douée d'un affreux magnétisme.[...] Je restai là, sans réagir, muet et tremblant, tout en sachant que les tissus conjonctifs qui me reliaient à 1896 et à Élise étaient impitoyablement tailladés.[...] Tout en me mettant en marche, je ne pensais qu'à une chose : parce qu'une pièce de monnaie était tombée dans la doublure de ma veste et avais fait le voyage avec moi, j'avais perdu Élise. J'aurais pu surmonter les autres chocs, mais c'était la pièce finalement, qui m'avait ramené à mon point de départ.
Et les dernières lignes du roman récapitulent toute l'histoire tragique et dérisoire de Richard Collier :
Tandis que je contemplais le cadran [d'une montre en or donnée par Elise, seul vestige de son passage en 1896, comme un symbole aussi du temps perdu], une pensée grotesque me traversa l'esprit comme une déchirure. C'était une pièce de monnaie jetée en l'air qui, à l'origine, m'avait fait mettre le cap sur San Diego. Une pièce de monnaie m'avait amené vers elle. Une pièce de monnaie m'avait emporté loin d'elle, loin de mon amour, de mon seul amour, de mon amour perdu.


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