"Pendant que le sang du veau pendu par les pieds s'écoulait dans un baquet déjà presque rempli des viscères des animaux précédemment mis à mort, la vie continuait sur la petite place, et son mouvement intégrait cet événement sans qu'il marquât plus que les autres. Il était d'ailleurs moins important que l'accident qui me tenait immobile, interdit, à quelques pas de la pompe où j'avais tiré de l'eau : je venais de casser la cruche.
La cruche de terre cuite à demi vernissée dont la forme n'avait pas changé depuis plus de deux mille ans, l'archéologie me l'apprendrait, était un des éléments principaux de la vie domestique, le premier des objets de ménage. Posée sur l'évier de pierre, elle contenait l'eau réservée à la consommation, le seau qui lui faisait face fournissant celle destinée aux ablutions, lesquelles étaient rares et superficielles. La cruche n'était pas entièrement vernissée afin que sa partie restée poreuse, puisse, par l'effet de l'évaporation de la buée qui la recouvrait, maintenir la fraîcheur de l'eau. Dans son coin d'ombre, par les lourdes journées d'été, la cruche semblait irradier cette fraîcheur à distance. L'imagination donne facilement un pouvoir magique aux objets usuels. Quelquefois, quand personne ne me voyait, j'aspirais directement l'eau par le petit bec rugueux de la cruche. Familiarité bien naturelle : la cruche m'appartenait un peu, car c'était à moi qu'incombait le soin d'aller la remplir à la pompe commune.
Et voilà qu'elle était en pièces, par terres ; je l'avais heurtée contre le mur au moment où je m'éloignais de la pompe. Souvent, je l'avais vérifié, n'en étant pas à mon premier accident, le choc ne provoquait qu'une fêlure, laquelle entraînait dix secondes plus tard, par l'effet du poids de l'eau, la rupture du corps de la cruche. Je savais quel algarade ma maladresse me vaudrait, et je restais interdit, une flaque d'eau à mes pieds, comme un enfant qui aurait mouillé sa culotte." (p. 49-50) [C'est moi qui souligne]
jeudi 27 juillet 2017
# 178/313 - Casser la cruche
La cruche, que nous avons plusieurs fois croisée dans ces pages, se retrouve aussi dans L'Ange gardien, le récit autobiographique de Pierre Gascar. Orphelin de mère, son père travaillant à Paris les envoie en pension, lui et son frère, en Guyenne chez les oncles et tantes, où, écrit-il, "nous vivions comme au Moyen Age". Sur la petite place du village, avait lieu (il n'y avait pas d'abattoir alors) l'abattage des bêtes de boucherie :
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