samedi 2 juillet 2022

Immortelles et place Sainte-Hélène

Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau
Que mes tâches sont terminées ;
Maintenant que voici que je touche au tombeau
Par les deuils et par les années,
(...)
Et je pense, écoutant gémir le vent amer,
Et l'onde aux plis infranchissables ;
L'été rit, et l'on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sables

Victor Hugo, Les Contemplations, Paroles sur la dune

Lundi 20 juin, au cimetière de Cré, nous disions adieu à une vieille amie, Bernadette Lagonotte, dite Dédette, qui longtemps tint un café restaurant mythique à Dampierre, près de Gargilesse. Pas de cérémonie religieuse, avant la crémation nous nous recueillîmes près du cercueil, où une petite corbeille d'immortelles était placée. J'en déposai une sur le bois lustré.

Ce mot d'immortelles m'a frappé, sans doute n'était-ce pas la première fois que ces fleurs (Helichrysum Stoechas, en termes latins savants) étaient présentes lors de funérailles auxquelles j'ai assisté, mais je ne m'attendais pas à les retrouver si vite. Non pas en réalité, mais dans mes lectures.

Dans La Baïne, d'Eric Holder, tout d'abord :

"Il fallait verrouiller la voiture, marcher un peu avant d'atteindre l'océan. Ils traversèrent une lande sous les pinson jouaient les taches rousses. Ils recourent d'abord la dune à son parfum d'immortelle et de panicaut, avant de la découvrir, passé un dernier taillis. Elle s'étalait contre le ciel, couleur de peau qui prend l'air pour la première fois. En marchant, ils se touchaient involontairement de la cuisse, de la hanche et, n'osant rompre le contact, inventaient des danses compliquées." (p. 76)

L'immortelle est ici associé au panicaut, qui fit l'objet de deux articles en décembre 2017.  Le panicaut que l'on confond souvent avec le chardon. J'avais trouvé une plaque émaillée (Panicum plicatum Linné) à la brocante des Marins qui portait le numéro 444, et j'avais été conduit jusqu'à cet autoportrait de Dürer, dit au panicaut à fleurs bleues.

1493 à Venise, Dürer a 22 ans.

Or, cet autoportrait, je m'en avise maintenant, est au départ du roman de Jean-Jacques Shuhl que j'ai cité à l'article précédent (sans en faire grand cas, mais peut-être ai-je eu tort). Le narrateur observe son visage et affirme que le nez est "un peu le même que celui de Dürer jeune sur son autoportrait de trois quarts avec lequel, il y a de nombreuses années, une jeune personne, certainement pour me flatter, m'avait prêté une ressemblance que je sais, à présent, illusoire." Dürer a peint plusieurs autoportraits, à différentes époques de sa vie, mais il semble qu'il s'agisse du tableau de 1493, car Schuhl écrit à la page suivante : "Cet adolescent outsider effacé se voyait pourtant aussi sous d'autre aspects, avait sans doute d'autre aspirations ou fantasmes : cheveux teints en jaune citron dans le salon superchic, près de la Canebière, d'Alexandre de Paris, comme un vulgaire trav, balafré à la suite, c'est ce que je prétendais devant les filles, d'une algarade dans un bar à putes et à matelots du Port de Marseille, croyant en une ressemblance avec le jeune Dürer qui, sur son autoportrait, semble, dans son costume en soie, toiser avec orgueil le monde entier, une couronne d'épines entre les mains. Mélange, en somme, d'artiste et de voyou !"(p. 13, c'est moi qui souligne)

Bon, il s'agit d'un panicaut, non d'une couronne d'épines, mais Schulh n'est pas botaniste, on ne lui en voudra pas.

En fait, il n'y a qu'une seule mention d'immortelles dans le roman holdérien, je n'en ai pas trouvé d'autres, mais il faut croire qu'elle m'a marqué. En revanche, dans La chambre noire de Longwood, Jean-Paul Kauffmann revient à plusieurs reprises sur la fleur.

C'est au troisième jour de son voyage que l'écrivain découvre les immortelles :

« Dans cette pièce où j’ai rencontré Gilbert Martineau, Napoléon est mort le 5 mai 1821. Contraste entre le salon de poupée et la fameuse expression de Chateaubriand. « Il rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui, jamais, anima l’argile humaine. » Au coucher du soleil, en présence des derniers fidèles, il rend le dernier soupir dans le petit lit de camp d’Austerlitz en balbutiant ces mots : « Armée, tête d’armée… Joséphine. » Il est âgé de cinquante et un ans. À cet instant précis, le valet Marchand arrête la pendule du salon. Elle marque 5 h 49. Pendant l’agonie, le malade avait été transporté dans cette pièce plus vaste et mieux aérée que la petite chambre.

Entre les deux fenêtres où avait été placé le lit, une plaque de cuivre vissée sur le plancher : « L’Empereur est mort ici le 5 mai 1821. » Une couronne de fleurs séchées gît sur le sol. Ce sont des immortelles. La plante fétiche de la captivité est encore présente tout autour de Longwood. Fleur de la miséricorde, symbole de la générosité et de la délicatesse. C’est lady Holland, admiratrice de Napoléon, qui lui fit envoyer quelques plants d’Angleterre afin d’adoucir la détention et de lui rappeler sa Corse natale. » (p. 116, c'est moi qui souligne)
Kauffmann entame le récit de son septième jour par l'évocation de la place Sainte-Hélène, à Châteauroux. Il est venu jusqu'ici pour suivre les traces du général Bertrand, dont il n'hésite pas à dire qu'il est la figure la plus sublime de la tragédie hélénienne.
« Un joli mail bordé de tilleuls, les mêmes grilles en forme de lances que chez Anne’s Place. Une place paisible de province avec ses bancs, ses bornes de granit usé empêchant les automobilistes de se garer sur le terre-plein. L’allée n’est pas sans évoquer une proue de navire ; on a l’impression que l’étrave va toucher le couvent des Cordeliers tout proche.
À l’avant, un militaire présente son épée enveloppée dans un drapeau. De loin, on croit qu’il brandit un parapluie, détail pour le moins insultant car ce soldat a dans sa giberne un bâton de… grand-maréchal.
Henri-Gatien Bertrand, comte d’Empire, grand aigle de la Légion d’honneur, dont le rôle fut essentiel à Wagram et à Lützen, veille depuis près de cent cinquante ans sur la place Sainte-Hélène, paradis des joueurs de pétanque et halte obligatoire pour les chiens accompagnés de leurs maîtres. » (p. 259)

Henri Gatien Bertrand

 Les immortelles reviennent quelques pages plus loin :

« Les immortelles de Sainte-Hélène ne meurent jamais… Je me souviens de mon émotion au musée Napoléon de La Havane qui détient la plus belle collection de souvenirs de l’Empire en dehors de la France. Rassemblés avant la révolution cubaine par un richissime hanté par l’Empereur, ces objets sont présentés dans une villa de style toscan dont l’opulence tranche avec le délabrement de la vieille ville. À l’étage, une gardienne présente, enfermées dans une fiole, quelques immortelles cueillies à Sainte-Hélène. Les petites têtes d’or n’ont pas trop perdu leur éclat. J’ai reconnu le revêtement cotonneux et les petites feuilles enroulées sur leur bord. Au musée de La Pagerie à la Martinique, comme à Châteauroux, les immortelles de Sainte-Hélène sont aussi présentes. C’est le signe de reconnaissance de l’exil en même temps que l’attribut de la compassion.

— Vous dites qu’on voit des immortelles partout. Où sont-elles ? Dans le jardin ?

— Non. Plutôt à Deadwood.

— Deadwood ! Est-ce bien l’endroit où se trouvait la garnison anglaise chargée de surveiller Napoléon. Où est-ce ?

— C’est à l’ouest de la maison. Je vais vous montrer. Il y a aussi un golf. Un peu venteux comme vous le constaterez. » (p. 284, c'est moi qui souligne)

En 2019, un couple d'anglais qui avait séjourné plusieurs années à Sainte-Hélène, entre 1996 et 1998, donc peu après le passage de Jean-Paul Kauffmann (dont le livre parut en 1997, trois ans après son voyage), offrit au Musée Bertrand des immortelles séchées qu'ils avaient cueillies sur l'île. La Nouvelle République rendit compte alors de ce don de John et Robina Jacobson :

"Un des hommes de Napoléon avait choisi de ne pas habiter à Longwood, mais dans une maison voisine : le général Bertrand. Et c’est précisément dans cette maison que John et Robina ont vécu pendant trois ans : « Ce logement appartient toujours au gouvernement britannique, il sert à héberger les ingénieurs en mission, poursuit Robina. C’est là que j’ai découvert l’histoire du général Bertrand. Leur destin, à lui et à sa femme, m’a beaucoup touchée. Je me suis plongée dans ses mémoires et dans tous les écrits le concernant. J’aime beaucoup ce personnage, c’était un gentleman qui avait une grande ouverture d’esprit. »
Robina et John ont précieusement conservé ces immortelles cueillies aux abords de Longwood, en se promettant de venir un jour visiter la ville natale de Henri-Gatien Bertrand. C’est chose faite. Les graines d’immortelles semées il y a deux siècles par Napoléon à Sainte-Hélène ont essaimé jusqu’à Châteauroux."

Le consul, Michel Martineau, mène Kauffmann jusqu'à Deadwood, mais c'est une vision de désolation qui s'offre aux deux hommes : "le débordement du vent souligne la nudité de la pelouse. La dureté de l’alizé a tondu ici la végétation. Noir violacé des rochers sur fond d’océan couleur aubergine : terre sans parure, sans revêtement. Deadwood, finistère indécis, extrémité stérile ouverte sur la lymphe immobile de la mer. "

Une surprise aussi attend l'écrivain en ce qui concerne les immortelles :
« La lande est parsemée de petites touffes dorées. Je reconnais les immortelles de lady Holland et leurs petits capitules jaunes. Le consul cueille une fleur, me la fait sentir. Elle n’a aucun parfum. J’essaie en vain de capter l’odeur de carry indien et de miel, ce parfum si entêtant qui embaume en été le maquis corse et la lande des îles bretonnes. La chaleur, l’humidité des tropiques ont anéanti la saveur piquante et poivrée. Sainte-Hélène n’extermine pas ce qui vient d’ailleurs, elle se contente d’amoindrir, de désagréger, de stériliser. La moiteur travaille à corrompre pour mieux dénaturer. Au temps de Napoléon, la mortalité des soldats établis à Deadwood était quatre fois plus élevée qu’ailleurs. »


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