dimanche 15 septembre 2019

Petit éloge des brumes

Soulèvement des lacs de brume
A l'échouage retrouver l'amont
aiguise la vie à perte de vue

Ce poème est l'antépénultième du recueil Alluvions, constitué dans les années 80, envoyé à Gallimard (je n'avais peur de rien), refusé (mais je ne regrette pas, Robert Gallimard me répondit par une courte missive polie), et resté inédit (le titre en fut donc donné des années plus tard à ce blog).
Si je le cite aujourd'hui, c'est pour la brume qui y figure, témoignage d'un attachement particulier, à cette époque-là déjà, pour la chose et le nom qui la désigne, le même qui m'a conduit, la semaine dernière, à acheter sans l'ombre d'une hésitation  le Petit éloge des brumes de Corinne Atlan, dans la petite collection Folio 2 €.


Livre que j'ai lu sans attendre (alors que bien d'autres patientent dans la pile, et patienteront encore longtemps), mû par cette sorte d'urgence poétique qui se fait rare. Cet éloge des brumes est aussi éloge d'un pays, le Japon (Corinne Atlan est traductrice du japonais, en particulier d'Haruki Murakami), mais j'ai eu plaisir à retrouver aussi le poète suédois Tomas Tranströmer, à travers ce vers extrait du fabuleux recueil Baltiques : Entrez donc dans les brumes du dragon !, ainsi que Sebald,, jamais cité dans le corps du texte, mais que l'on retrouve à la fin de l'ouvrage dans une section Pour aller plus loin, avec Austerlitz, conseillé comme lecture brumeuse en compagnie d'Umberto Eco, Natsume Soseki et Ryoko Sekiguchi.

La ferveur que j'ai éprouvée en parcourant ce petit livre trouve sans doute son origine dans un sentiment de reconnaissance : je me suis identifié à l'auteur alors même que tout semble nous opposer (enfance en partie normande, enseignement dès les années 80 au Népal puis au Japon). Cette collusion paradoxale s'exprime par exemple dans ce passage qui donne le principe essentiel de l'équilibre vital et d'un art poétique fécond :
"C'était l'époque où on lisait L'Herbe du diable et la petite fumée de Carlos Castaneda, ou Les Portes de la perception d'Aldous Huxley. Mais l'équation est au fond assez simple : on se perd dans le "nébuleux" quand il n'est pas mis en tension avec une énergie opposée, plus incisive. Le secret des tableaux de Léonard de Vinci réside dans l'alliance du "fumeux" (sfumato) et de la précision anatomique. Pour rendre la beauté évanescente et fugace de la nature, les poètes de haïku japonais ont commencé par répertorier l'ensemble des éléments du monde végétal, animal, atmosphérique, en catégories extrêmement codifiées, saison après saison, moment après moment..." (p. 43)

Léonard de Vinci, Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant (détail), 1503-1519, Musée du Louvre, Paris.
 Et comment ne pas me reconnaître dans ce paragraphe de la fin du livre :
"A l'idée de hasard, je préfère celle du "hasard objectif" de Breton, qui me semble rejoindre la "loi de causalité" bouddhique : hasards et coïncidences sont le signe d'un ordre immanent dont le sens, caché derrière l'apparent chaos du monde, nous échappe." (p. 100)
Livre qui s'achève en prolongeant l'évocation par Jean-Christophe Bailly d'un vol d'étourneaux au-dessus de la Loire :
"Comme ces vols d'étourneaux déployant leurs "figures liquides" dans l'air du soir, comme la masse mouvante de la brume, composée de myriades de particules d'eau en lien les unes avec les autres, les sociétés humaines forment elles aussi un ensemble où évoluent des millions d'individus distincts mais reliés par des fils invisibles - moins libres sans doute que ces oiseaux dans le ciel qui, eux, savent d'instinct se laisser traverser par le souffle du vivant, par le Vide, dont l'Ouvert de Rilke est peut-être l'autre nom." (p. 103)
Et cela, ces mots, je les partage entièrement.


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