mercredi 3 avril 2019

Visage d'une femme irretouchable

"Le hasard est mon premier assistant."
Agnès Varda

Ce fut d'abord l'incrédulité qui domina, non, ce ne pouvait pas être possible, puis je fus traversé par une onde de tristesse qui me fit littéralement reculer dans le canapé où j'étais installé. Agnès Varda était morte. J'avais tellement tourné autour de son oeuvre ces derniers temps, tellement affronté justement ce que cette oeuvre portait comme méditation sur la mort, que ce soit avec Cléo de 5 à 7 ou Sans toi ni loi, que la nouvelle soudaine de sa disparition résonnait presque de manière trop cohérente, trop logique. Et en même temps, malgré ses 90 ans, on n'imaginait pas un instant que cet être vif et fantasque, éternellement curieux de la vie et des autres, était si proche de la mort.

Sur le programme que je m'étais fixé à La Bourboule, sur un petit carnet orange, il me restait un article à écrire, et qui devait traiter précisément, encore une fois, d'Agnès Varda. Le temps est donc venu de s'y mettre, et puisse cela tenir lieu d'hommage à la grande petite dame.

Signaler tout d'abord qu'elle apparaît dans Alluvions le 7 août 2014, dans le billet Dernières nouvelles du martin-pêcheur. C'est le titre d'un récit de Bernard Chambaz, relatant sa traversée à vélo des Etats-Unis, de la Côte est à la Côte ouest, du cap Cod à Los Angeles, voyage effectué deux décennies plus tôt, avec leurs trois fils. Le cadet, Martin, en avait gardé un « souvenir éclatant » : c’est ce qu’il avait dit à son père lors de leur dernière conversation avant sa mort, à 16 ans, dans un accident de voiture. Chambaz reprend la même route le 11 juillet, pour le dix-neuvième anniversaire de son décès, traquant les coïncidences, se mettant aux aguets de signes que son fils pourrait lui envoyer, "tel ce martin-pêcheur, animal totem de l'adolescent, "cet être léger que la nature semble avoir produit dans sa gaieté", qui se manifeste à l'heure exacte de la mort du garçon, au moment du départ, le 11 juillet."

Le périple de Bernard Chambaz et de sa femme s'achevait donc dans la Cité des Anges, Los Angeles, le 21 août 2011, sur une plage venteuse où s'étaient échoués une dizaine de phoques.

"Or, écrivais-je alors, voici que le film, que j'ai téléchargé aujourd'hui sur Mubi avant qu'il ne disparaisse, se déroule aussi à Los Angeles. Il s'agit du Documenteur, d'Agnès Varda, réalisé en 1981. En voici le synopsis :
"Documenteur raconte l’histoire d’une Française à Los Angeles, Émilie, séparée de l’homme qu’elle aime, qui cherche un logement pour elle et son fils de 8 ans, Martin. Elle en trouve un, y installe des meubles récupérés dans les déchets jetés à la rue. Son désarroi est plus exprimé par les autres qu’elle observe que par elle-même, vivant silencieusement un exil démultiplié. Elle tape à la machine face à l’océan. Quelques flashes de sa passion passée la troublent et elle consacre à son fils toute son affection."


Le fils qui s'appelle Martin, joué par le propre fils d'Agnès Varda, Mathieu Demy, voilà qui est troublant. D'autant plus que le film montre, dès son entame, précisément la plage, et Martin qui demande à sa mère une canne à pêche. Celle-ci étonnée : "Je croyais que ça te dégoûtait, la pêche ?", et lui de répondre : "Je voudrais être un pêcheur qui ne prend pas de poissons." Martin pêcheur, donc. Sans poissons.

En novembre 2011, l'année donc du voyage de Bernard Chambaz, Mathieu Demy sort son premier film, Americano, qui est en quelque sorte la suite du Documenteur. Il y joue Martin, qui revient trente ans plus tard à Los Angeles, après la mort de sa mère. Dans ce film, il inclut de nombreux extraits du Documenteur.



Cette apparition de Varda sur Alluvions en 2014 coïncide donc avec cette thématique de la jeunesse adossée à la mort, si prégnante, on l'a vu, dans Cléo de 5 à 7. S'il faut maintenant attendre 2019 pour revoir Varda sur le site, c'est le 30 septembre 2017 qu'apparaît le peintre inspirateur de Cléo, Hans Baldung Grien, avec # 234/313 - Le vent change.J'y faisais état d'une synchronicité tout à fait exemplaire entre un documentaire d'Arte sur les Sorcières de Salem et une page de La promenade imaginaire d'André Hardellet que je lisais au même moment :
"(...) parvenu à la page 144 du livre d'Hardellet, et, alors qu'il n'a nullement été question de sorcellerie dans les pages antérieures, voici soudain que surgissent les sorcières, comme par enchantement, si j'ose dire...

"Parfois, au cours d'une soirée, j'ai l'intuition que, soudain, le vent change ; quelqu'un, croirait-on, s'est chargé à notre place de donner le coup de pouce providentiel et a ouvert toutes grandes les portes d'une féerie tenue cachée. L'air qui pénètre dans la pièce vient de lointaines clairières foulées par les sorcières d'Hans Baldung et, levant les yeux, vous découvrez devant vous le visage d'une femme irretouchable (c'est rarissime mais cela se produit quand même parfois). A l'instant, un ami pose sur l'électrophone l'enregistrement que vous désirez précisément entendre, un autre vous tend le verre de champagne dont vous aviez envie. Votre sabbat personnel peut commencer..." [C'est moi qui souligne]
Moments magiques que l'on ne saurait provoquer ni prévoir, qu'il faut juste vivre pleinement car leur nature est d'être éphémères. Ces synchronicités tiennent de la féerie - je reprends le mot employé par le poète -, le monde est à nouveau enchanté. Saut soudain d'une carpe dans l'étang endormi."

Hans Baldung Grien, Le Sabbat des sorcières, gravure, 1510.
Notons en passant que l'on retrouve dans cette gravure de Baldung Grien, cette nudité féminine si prisée chez Agnès Varda (encore présente dans l'affiche du Documenteur).

Enfin, dernier élément important de l'univers vardien déjà cité dans Alluvions plus récemment, le Parc Montsouris


Il est fait mention du parc dans l'article du 3 avril 2018, L'embouchure du temps. Titre d'un ouvrage autobiographique de Cécile Reims, paru en septembre 2017 au Temps qu'il fait. Elle y évoque, écrivais-je, avec force et lucidité les dernières années au côté de Fred Deux, son compagnon (c'est ainsi qu'elle ne cesse de le désigner dans l'ouvrage) de plus de six décennies, et le temps d'après sa disparition. Le passage que je vais citer vient immédiatement après le rappel du feu créateur qui animait l'artiste Fred Deux, ce "religieux sans religion", qui dessinait, écrivait-il, "pour faire reculer la mort", qui devait "aller plus loin, toujours plus loin, ne pas laisser la main devenir servante de l'habitude". Mais ce jour-là, il n'a plus envie et Cécile lui propose d'écouter de la musique :
"Je me suis assise à ses côtés et, ensemble, nous avons écouté le violoncelle dispenser les notes que mon compagnon, dans un autrefois bien antérieur au naguère, faisait naître en pinçant les cordes de sa guitare.
Comment en était-il arrivé à désirer posséder cet instrument et à y parvenir, je ne me souviens pas, mais je garde le souvenir de nos sorties au parc Montsouris tout proche, où sortant de sana, je venais "prendre l'air". Là, avec un bâton, j'avais tracé dans le sable, une portée, avec une clef et des notes. Je n'en savais pas plus." (p. 54)
Ceci fut le premier élément d'une constellation symbolique qu se construisit autour du parc Montsouris, réunissant Yannick Haenel, Nicolas de Staël, le film Dernier domicile connu de José Giovanni et Hélène Cixous. Puis le 6 avril tomba la nouvelle de la mort de Jacques Higelin. Deux jours plus tard, j'écrivis un nouvel article :
"Jacques Higelin est mort. Cette nouvelle, hier 6 avril, avait quelque chose de sidérant. Parce qu'il était si formidablement vivant, parce que même s'il avait vieilli et si sa crinière folle avait blanchi, personne ne pensait à dire de lui qu'il était vieux, il était difficile d'imaginer que la mort ait pu le rattraper. Et pourtant, bien sûr, elle l'avait fait, la camarde avait pris rendez-vous en ce début de printemps.
Et j'avais envie de réentendre sa voix, de le mieux connaître encore car je savais bien que je ne l'avais pas suivi très régulièrement, j'avais acheté quelques albums mais pas tous, je l'avais vu en concert, mais deux fois seulement, la dernière c'était au festival Darc à Châteauroux, où il était en solo ou presque. Et puis, allant donc sur la notice Wikipédia, égrenant la liste des albums, je découvre qu'en 1988, dans l'album Tombé du ciel, la quatrième chanson, dédiée à son père, est Parc Montsouris. Le même parc Montsouris dont je parlais ici le 3 avril, dans L'embouchure du temps. Comment deviner alors qu'il était lui aussi dans l'embouchure du temps ?
Et, à vrai dire, je me suis souvenu d'avoir croisé cette référence dans la notice Wikipédia consacrée au parc, mais je n'y avais prêté plus d'attention que ça. Et cela montre bien que j'étais loin d'être un fan absolu car la chanson je ne la connaissais pas.
Et pourtant, en l'écoutant, je compris vite que ce n'était pas une chanson quelconque, non, c'était même l'un des joyaux de son répertoire."

Ça commence ainsi :  
"Le Parc Montsouris c'est le domaine
Où je promène mes anomalies
Où j'me décrasse les antennes
Des mesquineries de la vie"


Et ça finit comme ça :

Je vis pas ma vie, je la rêve
Le soleil fait la grève et moi aussi
C'est comme une maladie
Que j'aurais chopé quand j'étais tout petit
Et qui va pas m'lâcher avant qu'elle m'achève?


Je vis pas ma vie, je la rêve, c'est le titre qu'il donnera au récit autobiographique écrit avec Valérie Lehoux (Fayard, 2015).

Et je poursuivais ainsi :

Est-elle fortuite cette coïncidence de la disparition du chanteur avec l'émergence du motif du Parc Montsouris ? Faut-il encore une fois se contenter de lui accoler l'adjectif "troublante" et passer son chemin ? Mais l'inverse n'est-il pas péché d'orgueil ? N'est-il pas extravagant de relier l'obscure méditation d'un provincial à la destinée d'un grand de la chanson française ? D'un grand qui écrivait pourtant : "Les artistes sont des plaques sensibles mettant en relation des choses qui n’en ont aucune. Je me sers de tout ce qui traîne sur la planète, de tout ce qui me tombe sous la main. Il faut vivre les choses pour les comprendre, et quand on les vit, on ne se les explique pas. Ce qui est fait est fait, ce qui est dit doit être fait, ce qui est fait était écrit. (…)" Prétention encore de revendiquer si peu que ce soit ce terme d'artiste ? Pensée magique ? Mais comment passer sous silence (j'avais écrit d'abord "penser", beau lapsus : penser sous silence) que c'est la mort aussi qui forme le terreau du thème du parc Montsouris ? De Cécile Reims relatant les derniers temps de la vie avec Fred Deux, celui qui dessinait pour faire reculer la mort,  à Hélène Cixous narrant les derniers mois de l'agonie de sa mère, le passage n'est-il pas aisé avec ce fou furieux de la vie qui déclarait : "La camarde, j’y pense tout le temps, depuis toujours. Après tout, la première chanson que j’ai écrite et composée, à la fin des années soixante, s’intitulait : « Je suis mort, qui dit mieux ? » " ?

La mort qui est aussi inscrite fortement dans l'histoire même du parc : "Le site choisi se situe sur les anciennes carrières désaffectées de Montsouris. L'aménagement de ces carrières posa de multiples problèmes. Ce lieu avait été utilisé pour y transférer et y ensevelir les 813 tombereaux d’ossements que l'on avait dû retirer du cimetière des Innocents lors de sa fermeture définitive." [C'est moi qui souligne]
Il est une heure du matin, mais j'ai commencé à écrire cet article le 7 avril.
C'est le 7 avril 1786 que le transfert des ossements a eu lieu. C'est sur cet événement qui ne dit rien à personne que Philippe Muray commence son énorme et hirsute Histoire du XIXème siècle à travers les âges. Il y voit pourtant la scène primitive, "l'acte inaugural d'où va sortir une civilisation tout armée."

 
Ceci dit, il ne faudrait surtout pas rester sur une vision macabre de ce parc Montsouris, car c'est aussi tout aussi bien le lieu de la vie, avec ses pelouses inondées de la lumière de ce premier jour d'été : c'est là que Cléo rencontre Antoine, le soldat en permission qui va retourner en Algérie, un jeune homme plein d'humour qui va lui apporter un réconfort inespéré. "Cet homme curieux de tout, écrit François Giraud, aime partager sa culture avec sa charmante interlocutrice sur telle variété d’arbre ou sur les résonances sémantiques de ses deux prénoms, Cléo et Flore : « Florence, l’Italie, la Renaissance, Botticelli, une rose. Cléopâtre : l’Egypte, le Sphinx, et l’aspic, une tigresse..."

Et aucune autre image ne saurait mieux exprimer la complicité narquoise de l'artiste Varda avec la peinture de la Renaissance que cet autoportrait de 1960 qui la représente devant un tableau de Bellini :


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