dimanche 8 avril 2018

Je vis pas ma vie, je la rêve

Jacques Higelin est mort. Cette nouvelle, hier 6 avril, avait quelque chose de sidérant. Parce qu'il était si formidablement vivant, parce que même s'il avait vieilli et si sa crinière folle avait blanchi, personne ne pensait à dire de lui qu'il était vieux, il était difficile d'imaginer que la mort ait pu le rattraper. Et pourtant, bien sûr, elle l'avait fait, la camarde avait pris rendez-vous en ce début de printemps.
Et j'avais envie de réentendre sa voix, de le mieux connaître encore car je savais bien que je ne l'avais pas suivi très régulièrement, j'avais acheté quelques albums mais pas tous, je l'avais vu en concert, mais deux fois seulement, la dernière c'était au festival Darc à Châteauroux, où il était en solo ou presque. Et puis, allant donc sur la notice Wikipédia, égrenant la liste des albums, je découvre qu'en 1988, dans l'album Tombé du ciel, la quatrième chanson, dédiée à son père, est Parc Montsouris. Le même parc Montsouris dont je parlais ici le 3 avril, dans L'embouchure du temps. Comment deviner alors qu'il était lui aussi dans l'embouchure du temps ?
Et, à vrai dire, je me suis souvenu d'avoir croisé cette référence dans la notice Wikipédia consacrée au parc, mais je n'y avais prêté plus d'attention que ça. Et cela montre bien que j'étais loin d'être un fan absolu car la chanson je ne la connaissais pas.
Et pourtant, en l'écoutant, je compris vite que ce n'était pas une chanson quelconque, non, c'était même l'un des joyaux de son répertoire.



Ça commence ainsi :  
"Le Parc Montsouris c'est le domaine
Où je promène mes anomalies
Où j'me décrasse les antennes
Des mesquineries de la vie"


Et ça finit comme ça :

Je vis pas ma vie, je la rêve
Le soleil fait la grève et moi aussi
C'est comme une maladie
Que j'aurais chopé quand j'étais tout petit
Et qui va pas m'lâcher avant qu'elle m'achève?


Je vis pas ma vie, je la rêve, c'est le titre qu'il donnera au récit autobiographique écrit avec Valérie Lehoux (Fayard, 2015).

Arte proposait dès hier soir de revoir le concert qu'il donna en 2015 avec l'Orchestre national d'Ile-de-France à la Philharmonie de Paris. Higelin Symphonique. C'était très émouvant surtout lorsque sa fille Izia le rejoint sur scène pour un duo. L'amour qu'ils se portent est d'une évidence et d'une beauté à pleurer.
Le Parc Montsouris allait-elle être interprétée ce soir-là ? Mon intuition me soufflait qu'il ne pouvait en être autrement, c'était à la fois une chanson d'hommage et un manifeste poétique. Je fus comblé au-delà de toutes mes attentes : quand le chef d'orchestre et arrangeur Bruno Fontaine s'installa au piano pour accompagner Higelin, nous étions à l'exact milieu du concert.


Est-elle fortuite cette coïncidence de la disparition du chanteur avec l'émergence du motif du Parc Montsouris ? Faut-il encore une fois se contenter de lui accoler l'adjectif "troublante" et passer son chemin ? Mais l'inverse n'est-il pas péché d'orgueil ? N'est-il pas extravagant de relier l'obscure méditation d'un provincial à la destinée d'un grand de la chanson française ? D'un grand qui écrivait pourtant : "Les artistes sont des plaques sensibles mettant en relation des choses qui n’en ont aucune. Je me sers de tout ce qui traîne sur la planète, de tout ce qui me tombe sous la main. Il faut vivre les choses pour les comprendre, et quand on les vit, on ne se les explique pas. Ce qui est fait est fait, ce qui est dit doit être fait, ce qui est fait était écrit. (…)" Prétention encore de revendiquer si peu que ce soit ce terme d'artiste ? Pensée magique ? Mais comment passer sous silence (j'avais écrit d'abord "penser", beau lapsus : penser sous silence) que c'est la mort aussi qui forme le terreau du thème du parc Montsouris ? De Cécile Reims relatant les derniers temps de la vie avec Fred Deux, celui qui dessinait pour faire reculer la mort,  à Hélène Cixous narrant les derniers mois de l'agonie de sa mère, le passage n'est-il pas aisé avec ce fou furieux de la vie qui déclarait : "La camarde, j’y pense tout le temps, depuis toujours. Après tout, la première chanson que j’ai écrite et composée, à la fin des années soixante, s’intitulait : « Je suis mort, qui dit mieux ? » " ?

La mort qui est aussi inscrite fortement dans l'histoire même du parc : "Le site choisi se situe sur les anciennes carrières désaffectées de Montsouris. L'aménagement de ces carrières posa de multiples problèmes. Ce lieu avait été utilisé pour y transférer et y ensevelir les 813 tombereaux d’ossements que l'on avait dû retirer du cimetière des Innocents lors de sa fermeture définitive." [C'est moi qui souligne]
Il est une heure du matin, mais j'ai commencé à écrire cet article le 7 avril.
C'est le 7 avril 1786 que le transfert des ossements a eu lieu. C'est sur cet événement qui ne dit rien à personne que Philippe Muray commence son énorme et hirsute Histoire du XIXème siècle à travers les âges. Il y voit pourtant la scène primitive, "l'acte inaugural d'où va sortir une civilisation tout armée."
Mais l'affaire est trop importante pour être traitée cette nuit. Il faudra y revenir.

Aucun commentaire: