Entre-temps, on a trouvé l'endroit idéal pour le transfert. Si simple au fond quand on y pense, si évident, nécessaire. Les carrières de Paris, leurs dédales souterrains de pierre calcaire, gypse, argiles et marnes. Longs vides noirs à fantômes. Couloirs à piliers maçonnés. Tunnels, ombres impressionnantes. Au trou, à la trappe les souvenirs ! Au souterrain, à la sous-humanité, au souffle sourd de sous la terre. Au labyrinthe le Minotaure. Aux catacombes l’Église catholique trop romaine. Au rendement nocturne de ses placards. Plus de désordre en surface. Au gouffre, au métro, la vraie tombe.
Pour faire bonne mesure, on va rebaptiser ces anciennes carrières de pierres à bâtir situées sous la plaine de Mont-Souris. On les appellera Catacombes. Tout le monde comprendra l'allusion."
Philippe Muray, Le 19è siècle à travers les âges, p.35.
Philippe Muray, mort en 2006 à soixante ans d'un cancer du poumon, fils d'un traducteur d'Herman Melville, avait été rangé en 2002 par Daniel Lindenberg * dans le clan des "nouveaux réactionnaires". Ce qui n'avait guère effrayé ce redoutable polémiste, qui avait rapidement pointé les approximations de celui qu'il désigna comme un "employé moyen à la Police de la Pensée". Il est vrai que la thèse centrale de Muray n'est guère susceptible de lui attirer des sympathies chez les gens de gauche (mais il faut préciser aussitôt que Le 19è siècle à travers les âges, où il la développe sur près de sept cents pages serrées, a été édité en 1984 par Philippe Sollers, alors éditeur chez Denoël - Sollers que l'on ne saurait classer à droite, quoi que l'on pense de lui). Pour résumer grossièrement, Muray veut démontrer la collusion du socialisme et de l'occultisme : à la source du socialisme il voit un "rêve mystique d'autre monde", ce qui l'amène à faire dialoguer "toute la bibliothèque et l'Histoire", ce qui est loin d'être un vain mot car toute la littérature du 19è, au-delà et en-deçà, est convoquée de manière étourdissante, en résonance étroite avec les événements historiques du siècle. Il s'agissait, selon Muray, "de se demander à quelle nécessité politique obéissait Hugo en exil lorsqu'il faisait les tables ; et pourquoi le positiviste Auguste Comte avait fondé une religion ; et de quel ciel jusqu'alors inconnu était tombée l'invraisemblable série des ultimes "évangiles" de Zola** ; et comment Blanqui le socialiste avait composé un ouvrage sur l'éternité par les astres ; et pourquoi les adeptes du magnétisme étaient apparus en première ligne sur les barricades de 48 ; et ce que fuyait précisément Baudelaire lorsqu'il choisit la solitude, la misère, la Belgique et l'aphasie."
Il ne s'agira pas ici bien sûr de discuter cette thèse mais a contrario, et plus modestement, de se laisser inquiéter par elle. Parce qu'il est nécessaire, toujours, à intervalles réguliers, de penser contre soi. Si je n'emploie jamais le terme d'occultisme, qui ne me plaît pas (et sans doute que Muray n'y est pas pour rien), je ne peux pas sans mauvaise foi écarter le fait que nombre des notions développées ici s'y rattachent peu ou prou : l'Attracteur étrange, les synchronicités, le hasard objectif, ces phénomènes, quel que soit le nom qu'on leur donne, épouvantent à la fois le rationaliste pur et dur et le catholique rigoureux (comme l'était Muray - ce qui ne veut pas dire intégriste) - catholique qui me semble avoir bien du mal avec une notion autrefois admise sans frémir : la "divine" Providence.
L'église et le cimetière des Saints-Innocents vers 1550 (gravure de Hoffbauer, fin XIXe siècle). |
Revenons donc à ce 7 avril 1786 où s'opère le transfert des ossements du cimetière des Saints-Innocents, alors au centre de Paris dans le quartier des Halles, vers les carrières de Montsouris. Muray en donne une hallucinante description :
"La nuit, les lueurs, le sol bouleversé. Les feux verts jaillis des planches des cercueils. Les ombres de croix montant sur les façades. La nouvelle ère commence comme un pastiche de roman noir ou de film fantastique, et c'est ce mauvais goût en effet qu'il faut d'abord apprécier à sa juste valeur puisque le moment est tout proche où le roman noir va être à la mode. Où l'esthétique de l'avenir va prendre sa source chez Horace Walpole et Ann Radcliffe." (p. 36)
Dommage, écrit-il, qu'aucun grand écrivain, qu'aucun visionneur de génie n'ait été dans les parages pour rendre compte de la scène. Sade aurait pu mais alors il est prisonnier, non loin de là, à la Bastille, venant tout juste d'achever Les 120 journées de Sodome. Alors lui, Muray, s'en charge, s'appuyant sur on ne sait quelle source qu'il se fiche bien d'ailleurs de mentionner, si elle existe, inventant à mon avis, comme le romancier qu'il était aussi le lui commandait :
"Les ossements les plus vieux, ceux qui sont retournés à l'anonymat le plus catégorique, sont empilés dans des tombereaux. Les morts auxquels on croit pouvoir attribuer un nom sont rangés dans des chars funèbres sous de longs catafalques flottants. Le cortège se met en marche. C'est la première nuit d'une longue série. Il faut traverser la moitié de Paris. Des ossements s'échappent des draps, tintent par terre, roulent entre les pieds des chevaux caparaçonnés de croix de moire d'argent. Des volets s'ouvrent sur le passage du défilé, les prêtres chantent l'office des morts." (p. 37)
[Plan du cimetière des Innocents dessiné par Claude-Louis Bernier en 1786, conservé au musée Carnavalet.] |
Muray revit la scène primitive, ce transfert où il voit le début de l'histoire contemporaine. Transfert - et il rappelle alors la définition qu'en donnait Lacan - c'est-à-dire "le moyen par où s'interrompt la communication de l'inconscient et par où celui-ci se referme. Contrairement à l'idée qu'on se fait en général du transfert comme passation de pouvoir ou comme amour."
Un peu plus loin, il concède qu'il ne va pas refaire l'histoire de la Révolution, mais il insiste sur le constat "qu'elle n'est peut-être tout entière qu'une affaire de cimetières remplis l'un après l'autre, comblés, gonflés et abandonnés".
A quelle occasion, d'ailleurs, avons-nous croisé Philippe Muray, sinon sur cette histoire de cimetière d'Eylau, extrait de La Légende des siècles de Victor Hugo, rappelée par Jean-Paul Kauffmann dans son récit Outre-Terre ?
Prenez avec vous la compagnie entièreEt faites-vous tuer - Où ? - Dans le cimetière.Et je lui répondis : - C'est en effet l'endroit. "
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* Le Rappel à l'ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, coll. « La république des idées »,
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