lundi 2 avril 2018

Intérieur mystiquement alvéolé de sa tête

"Les animaux continuaient à s'ébrouer autour de moi ; ils se ruaient vers un point qui semblait les anéantir. La démesure est un effet de l'amour. Des hiboux, des ours, des buffles envahissaient l'espace ; des taureaux traçaient sur les parois des lignes insensées ; un troupeau de bisons faisait trembler les murs. Tous se vouaient à cette passion qui nous précipite à l'abîme, à la soif qui ne s'éteint pas, au désir d'éteindre l'horreur."

Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, p. 262.

Après les chiens, fourmis, cerfs, daims, cobras, baleines ou gros poissons qui ont afflué ces derniers temps dans ces pages, il me reste au moins un animal dont je dois rendre compte et dont le nom ne me fut pas donné autrement que par la bande, ce que je perpétuerai encore ici plus par goût du jeu que par souci de préserver un mystère qui n'est pas bien grand.
Acte 1. Pour cela, il me faut revenir à Gérard Garouste : il se trouve que Michel Onfray a écrit un essai sur le peintre intitulé L'Apiculteur et les Indiens (Galilée, 2009). Si je saisis bien le choix du mot Indiens (on se souvient du Classique et de l'Indien ou de Orion Indien), je ne m'explique pas pourquoi l'Apiculteur.
Et puis je découvre en rédigeant cet article qu'un autre livre, plus ancien, écrit avec Hortense Lyon (Bayard, 2002) porte le titre Le grand Apiculteur. Et là j'ai plus de chance, la notice d'Amazon lève le voile (et du coup évente mon idée première de taire le nom de la petite bête en question) :
"Gérard Garouste peint, grave, sculpte, monte des installations, travaille le vitrail...
Ce créateur, aux talents multiples, croise ici ses recherches spirituelles et picturales. Il déchiffre pour nous avec Hortense Lyon, l'une de ses œuvres : Ellipse. Il s'interroge sur Dieu et sur le mystère de toute création, jouant sur les contraires et les énigmes, interrogeant les images et les mythes bibliques.
Telle l'abeille, la parole virevolte. Est-ce un hasard ? En hébreu, déborah, l'abeille, s'écrit avec les mêmes lettres DBR que dabar qui signifie parole. Par la magie des mots, l'apiculteur soigne donc à la fois l'abeille et la parole. Il veille sur la légèreté de leurs vols, la douceur de leurs miels et n'ignore rien du vif de leurs piqûres." [C'est moi qui souligne]
Il est possible de feuilleter les premières pages du livre (inclus dans la collection "Qui donc est Dieu ?"). La page 13 nous confronte encore une fois à un déferlement animal énigmatique :


Acte 2 : alors que je travaille l'article sur Linn et les fourmis, et donc sur le film de José Giovanni, Dernier domicile connu, je découvre que Paul Crauchet, l'homme aux fourmis, avait sur la fin de sa vie basculé d'acteur à apiculteur : "Le comédien s’était retiré dans le Var depuis les années 70, occupant à Rocbaron la maison qu’il avait construite pierre par pierre. Proche de la nature, il faisait cuire son pain à l’ancienne et aimait à s’occuper de ses ruches." (Source)


Acte 3 : je m'avise que la bande dessinée empruntée à la médiathèque en même temps que le roman de Haenel s'appelle Le retour de la bondrée. La couverture est éloquente :


La bondrée est un petit rapace dont le nom complet est bondrée apivore, Pernis apivorus (Linnaeus, 1758), apivore venant du latin "apis" abeille, bien que la bondrée se nourrisse surtout "des nids, larves, pupes et adultes d’hyménoptères sociaux (guêpes, frelons, bourdons)."

Épilogue. Ces échos apicoles prennent tout leur sens quand on revient au tout début du roman de Yannick Haenel :
"J'étais fou peut-être, mais j'avais écrit ce scénario pour faire entendre ce qui habite la solitude d'un écrivain ; je savais bien qu'une telle chose échappe à la représentation : personne n'est capable de témoigner pour la pensée de quelqu'un d'autre parce que la pensée existe précisément hors témoin ; portant c'est ce que j'avais tenté de faire entendre dans mon scénario : la pensée de Melville - la population de ses pensées.
Cette population de pensées est un monde, et même les livres écrits et publiés par Melville ne suffisent pas à donner une idée de l'immensité qui peuple la tête d'un écrivain comme lui. D'ailleurs, il y a une phrase de Moby Dick qui évoque ce débordement : à propos du cachalot,  elle parle de "l'intérieur mystiquement alvéolé de sa tête". Eh bien, c'est précisément de cela que traitait mon scénario : l'intérieur mystiquement alvéolé de la tête de Melville." (p. 12)
Armel Guerne est encore plus explicite dans sa traduction en parlant, page 492, de "cette ruche mystérieusement alvéolée et souple comme un poumon"(mais il a tort, à mon humble avis, de recourir à l'adverbe "mystérieusement" : le texte original dit bien "mystical" et non  mysterious"). *

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* Texte original : "(...) considering, too, the otherwise inexplicable manner in which he now depresses his head altogether beneath the surface, and anon swims with it high elevated out of the water; considering the unobstructed elasticity of its envelop; considering the unique interior of his head; it has hypothetically occurred to me, I say, that those mystical lung-celled honeycombs there may possibly have some hitherto unknown and unsuspected connexion with the outer air, so as to be susceptible to atmospheric distension and contraction."(Source)

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