samedi 31 mars 2018

Pour l'ivresse de vivre

"Jonas et Noé se hélant". Ces mots de Rocquet me mettent aux abois, car le nom hébreu de Jonas est Yona, qui n'est rien d'autre que le mot "colombe", notamment celle qui est venue héler Noé pour lui indiquer le chemin de la terre ferme.
J'avais déjà étudié le rapprochement de ces noms ici car dans sa récriture du Voyage au centre de la terre, Lahougue a transformé les noms des explorateurs, Otto-Axel-Hans, en Noé-Alex-Jonas, ce dernier étant un chien (mais pas un roquet), et c'est Jonas qui va indiquer à Noé et Alex le chemin vers le monde réel. 

Rémi Schulz (Blogruz), commentaire sur L'auberge des vagues

Suivons le chien Jonas qui nous mènera peut-être vers le monde réel. Monde réel que quelqu'un a quitté le 27 mars, le philosophe Clément Rosset, pour qui le Réel était précisément le maître-mot : ainsi déclarait-il dans un entretien en 2008 dans Philosophie Magazine : « Chaque vie va finir et l’on ne peut se soustraire à cette règle. Nous voici maintenant face au réel le plus indésirable. Je pense que la finitude de la condition humaine, la perspective intolérable du vieillissement et du trépas, expliquent l’obstination des hommes à se détourner de la réalité », mais aussi : « Ma quête de ce que j’appelle le réel est très voisine de l’enquête sur l’être qui occupe les philosophes depuis les aurores de la philosophie », dans l'avant-propos à L’École du réel (Minuit).

Il était né la même année que ma mère, en 1939, à Carteret, dans la Manche, et avait publié son premier livre, La Philosophie tragique, à 19 ans, en 1960, l'année de ma naissance. Jean-René Huguenin, ce jeune écrivain prometteur qui devait trouver la mort l'année suivante dans un accident d'automobile, le saluait dans un article de la revue Réalités de mai 1961 :"Le jeune Clément Rosset, avec sa Philosophie tragique, est un excellent exemple de ce renouveau d'énergie, de vitalité, qui nous permet d'assumer notre condition douloureuse, et même de nous enivrer de sa douleur. Un passage de son livre m'a particulièrement frappé, où il décrit une fête, l'harmonieuse agitation des danses, la gaieté des voix, la légèreté de la musique - et où, brusquement, à travers une jeune fille qui s'élance vers son cavalier, il imagine la présence transparente, le souffle secret de la mort. "Nous admirons ces danseurs, écrit-il, et nous ressentons une fierté d'exister, parce que nous savons, par leur allégresse tragique, qu'ils savent que l'allégresse n'est pas pour l'homme : et voilà, je l'ai dit, la seule source véritable d'allégresse ; nous les aimons parce qu'ils ont, au moment même de leur danse, la révélation aiguë, beaucoup plus aiguë que dans les autres moments de leur existence, qu'ils sont éphémères et mortels, que leurs pères sont morts, qu'eux-mêmes vont vieillir, que peut-être l'amie avec laquelle ils dansent en ce moment périra demain d'un accident. Notre fête, c'est la révélation subite du tragique ; c'est le voile du bonheur qui se déchire..." "(in Une autre jeunesse, Seuil, 1965)

Jean-René Huguenin
Il y a quelque chose de vertigineux à lire ces mots, à entendre parler, alors qu'il vient de mourir à 78 ans, du "jeune Clément Rosset" par un écrivain qui restera éternellement jeune dans les mémoires, devant lui-même périr d'un accident en 1962.
Le sens du tragique, Rosset le revendiquera toujours, en même temps que la joie d'exister. Son intuition fondamentale se forme un soir de mars, à Nice où il raconte avoir été comme frappé par le "génie de la philosophie". Disant aussi "mon oreille s’est dressée comme celle d’un chien aux aguets", il comprend subitement « que l’essence même du réel, c’est de ne pas avoir de double. Il est dans la nature du réel d’être absolument singulier. Toutes les représentations que nous nous faisons du réel, les rêves que nous en avons, les ombres que nous croyons y déceler, ne sont que des fantômes et des déformations ».
Cette illumination lui inspire l'un de ses ouvrages majeurs, Le Réel et son double (Gallimard, 1976), où il étudie la propension de l'homme  à nier le réel dès qu'il se montre déplaisant, et à en concevoir des "doubles"qui en arrêtent la perception et mettent la conscience à l'abri de l'indésirable. Ce livre, je l'ai acheté à La Châtre en août 1993, et ce fut un bonheur de lecture. Et pourtant, voilà bien une pensée qui paraît s'opposer en bien des points avec celle qui a cours ici : comment s'accorder avec quelqu'un pour qui l'invisible n'est qu'une fuite du réel ? C'est que je partage au fond le sens du tragique de Rosset, et que l'invisible n'est pas pour moi une échappatoire à la réalité, mais une réalité plus vaste, un abîme abouché à notre trivialité.

Clément Rosset (en 2013)
L'invisible ce soir-là répondit avec malice à ces interrogations : j'avais repris la lecture de Benjamin à Montaigne d'Hélène Cixous, et voici qu'aussitôt ou presque je lus cette phrase (enfin j'en extrais seulement une partie car la phrase cixousienne s'étend, se diffuse, se propage comme un feu de forêt) : "(...) ce n'est plus l'atroce représentation d'un événement qui me dévaste soudain, c'est une conversion généralisée de tout mon être, de mon attitude mentale, de mes positions de pensée, de mes figurations du temps, et pour résumer ce immense pernicieux déplacement, je vis tout en double je vois, pense, parle, veux, tout en double, chaque instant a sa doublure mélancolique (...)" [p. 180, c'est moi qui souligne]

Deux pages plus loin, nouveau paragraphe : "C'est un crime contre la nature de ne pas vivre toute sa vie et parfois on le commet dit ma mère [une affirmation dans la droite ligne de Rosset, soit dit en passant]. Elle s'assied dans le fauteuil de mon frère qui est le fauteuil métaphysique. Elle avoue : hier matin à huit heures par bêtise je me suis presque enterrée moi-même. Mon collier était introuvable, que je l'aie depuis cinquante ans était une aggravation." Cette perte de collier figure parmi ces micro-événements d'apparence triviale qui prennent chez Cixous une dimension hallucinante, la recherche du collier vire au cauchemar : " Je fais effort me disais-je je me mets à genoux je vais chercher partout jusqu'à l'humiliation je vais recommencer à chercher comme un chien (...) je regardai par terre et j'avais vu derrière la cuvette du cabinet un petit morceau de savon que par viéiillesse je n'ai pas ramassé. Et voilà que je retrouve ce collier allongé comme un serpent à côté de la cuvette qui me dit : le savon c'était moi, le collier. Là ! j'ai ressuscité dans mon estime. J'étais rampée dans la salle de bains avec une foule d'idées de bassesses et de viéiillesses j'avais dit ça y est la vieille a commencé tout de suite on est déjà comme un chien qui est tellement attaché à son collier qu'il en fait une maladie mortelle, pensant bêtement que c'est le collier qui fait le chien, on a détesté les chiens toute sa vie subitement on se déteste soi-même."

Hélène Cixous
Et soudain ce collier de chien me fait remonter en mémoire une image croisée ce même soir, à laquelle je n'avais pas accordé spécialement d'attention mais qui me frappe maintenant avec une sorte d'évidence : il s'agissait d'une image du film de Jean Becker, Le collier rouge, adapté du roman de Jean-Christophe Rufin paru en 2014. Film sorti le 28 mars.

Je ne connais pas l'histoire, je cherche sur le net, trouve un article parmi d'autres sur Culturebox, je lis : "Été 1919, dans une petite bourgade du Berry écrasée de soleil, un chien hurle devant les portes de l'ancienne caserne, transformée en prison pendant la guerre". Le Berry, fort bien (pas très étonnant à part ça, Rufin étant né à Bourges - d'ailleurs je découvre qu'il a participé à une émission d'Arte Invitation au voyage, diffusée le mardi 20 mars et consacrée au Berry).

Dans les premiers plans du film, le château de Sarzay.
 Je n'ai pas vu Le collier rouge, mais d'après ce que j'ai pu lire, c'est le chien qui a la clef du drame.

De Rocquet en Rosset, d'Huguenin à Rufin, le chien Jonas nous a-il conduit à la clef du drame de la vie ? Non bien sûr, mais il a peut-être réveillé des sensations, révélé des éblouissements, ouvert dans les halliers de la conscience des pistes rêveuses. J'ai replongé pour finir dans l'auberge des vagues et j'ai trouvé dans un texte qui se nomme Le coche de Babylone un passage qui fait étrangement écho au commentaire de Rémi mis en exergue :
" Comment Jules Verne se trouva-t-il à bord de l'arche ? Mystère. Fallait-il le rejeter à la mer ? Sem et Cham étaient plutôt de cet avis (mais Cham avait suggéré qu'on en régalât les fauves). Pourtant, dans la cambuse, Jules Verne eut avec Noé une longue conversation dont il sortit libre et serein. Bientôt, il fut clair pour tout le monde qu'il était le véritable chef de l'expédition."
Et puis je citerai aussi ceci, puisé un peu plus loin :
"Comme à la porte attend le chien
L'hiver quand on l'a mis dehors,
Ils attendent comme un remords
Que Dieu revienne sur la mort.
- Créatures, ne cédons pas !
Comme le chien attend son maître
Qui sur lui referma la porte,
O mes chers compagnons dans l'être !
Nous ne voulons pas disparaître."
Et ceci encore, pardonnez-moi, la dernière phrase du texte :
"Le premier fût pour l'ivresse de vivre."



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