lundi 26 mars 2018

Le pain de la honte

Quand je pose le point final à l'article précédent Derick than you think il est deux heures du matin. Paf ! trois heures s'affichent au compteur. Une heure dans la vue en une fraction de seconde. La fameuse heure d'été. Bon, le hic c'est qu'à sept heures debout tout le monde. Pas de grasse mat, il faut se rendre en Touraine, à Bléré, pour une compétition de gymnastique. Violette, grippée toute la semaine, va essayer de faire bonne figure.
La contrainte a du bon, sans elle, je n'aurais pas écouté pour la première fois Talmudiques* l'émission de Marc-Alain Ouaknin sur France-Culture. Il y évoque la Pâque, Pessah en hébreu, fête de la sortie d’Égypte, qui s’ouvre par la cérémonie du Séder :
"Une soirée au cours de laquelle on questionne le sens de quatre différents pains présents dans la tradition. Le pain quotidien fait avec du levain que l’on mange tout au long de l’année appelé lehèm hamèts, le pain azyme fait sans levain appelé matsa, au pluriel matsot, que l’on mange à Pessah, lehèm min hachamayim, le pain du ciel qui est l’autre nom de la manne du désert et un quatrième pain au cœur de la pensée kabbaliste, nahama dekisoufa, « le pain de la honte ». "



C'est la signification de ce "pain de la honte" qui va être interrogée dans la suite de l'émission (que je n'ai pu suivre intégralement ce matin-là mais que je viens de réécouter aujourd'hui), et va conduire Ouaknin à citer la dernière phrase du Procès de Kafka :  "Comme un chien ! dit-il, c’était comme si la honte dût lui survivre » (trad. Alexandre Vialatte). Phrase énigmatique qui a déjà suscité nombre d'interprétations divergentes sur le sens de cette honte.

Ce qui me saisit tout de suite en tout cas c'est la proximité de cette phrase ultime avec le passage d'Hélène Cixous cité la veille, passage où figuraient le chien et la honte. Je le redonne ici :
"  (...) c'est ma honte, lorsque ma mère happe la soupe, j'ai honte d'avoir honte, qu'est-ce qu'il y a de mal, ce n'est quand même pas moi qui happe et lape et pourtant c'est comme si c'était moi dans ma langue étrangère, ou bien comme si j'entendais ma mère laper en allemand. - Comment dis-tu laper en allemand demandé-je à ma mère et comme cela je l'interromps. - Frieden dit ma mère, elle lève le nez, la paix ? dit ma mère, der Frieden. - Pas la paix, laper, dis-je. Ah ! laper ! Laper l'interloque. Le nez levé, elle cherche, hume. Lecken. Non, Schnüffeln non dit Jennie. D'un chien qui fait ça dit Jennie. Je n'ai pas eu affaire tellement aux chiens dit ma mère." (p. 47)
On peut trouver cet extrait, où la fille a honte de voir et d'entendre sa mère laper la soupe, bien trivial, mais il est au contraire très éclairant dans la perspective de la pensée juive talmudique. J'ai ressorti de la bibliothèque un livre lu en 2007, Le Chandelier d'or, sous-titré Les fêtes juives dans l'enseignement de Rabbi Chnéour Zalman de Lady, écrit par Josy Eisenberg et Adi Steinsaltz, et j'ai relu le chapitre consacré à Pessah. J'ose affirmer que c'est passionnant.


Josy Eisenberg dit cette chose fondamentale que, "contrairement à la pensée occidentale qui tend à placer le divin très haut et la matière très bas, et à concevoir qu'un abîme les sépare, les cabalistes ont élaboré une conception de choses où le point le plus élevé rejoint le point le plus bas." Et il poursuit ainsi : "L'échelon ultime de la réalité correspond au degré premier de l'esprit ; plus les choses paraissent pesantes, éloignées du spirituel, et plus il a fallu de pensée pour les concevoir ! Plus les choses sont matérielles et plus elles requièrent d'énergie divine pour subsister. Risquons une comparaison triviale : le monde ressemble à une automobile : plus la carrosserie est lourde, plus puissant doit être son moteur... Toute réalité physique est par conséquent composite : sa structure apparente, c'est la matière à l'état pur ; mais cette matière n'existe qu'au moyen des étincelles cachées tombées dans le monde lors de la "brisure des vases".** C'est le cas notamment de la nourriture : elle est bien autre chose qu'une simple combinaison de calories." (p. 155) Plus loin, il affirme que "la nourriture apparaît comme le cas le plus courant et le plus spectaculaire de cette quête du sacré au sein même du trivial. Manger me relie à la terre par le corps des choses, et au ciel par leur âme, si je sais la retrouver -la libérer - dans mon rapport à la nourriture."

Pour meubler les attentes dans le gymnase de Bléré, malgré les musiques diffusées en quasi continu pour le travail au sol, je poursuis la lecture d'Hélène Cixous. Le thème du chien ne tarde pas à resurgir :
" (...) et j'admire ces gens qui se séparent comme Montaigne se sépare de Montaigne du château et du chien chéri le 22 juin 1580 pour un voyage sans poste sans téléphone et sans retour - mais non sans télépathie - de dix-sept mois et demi, se séparent et laissent derrière eux le chien chéri qu'ils voient peut-être les regarder pour la dernière fois car la vie pour le chien est encore plus courte laissant derrière eux le rat de la librairie dont la vie est encore plus courte que pour le chien car quelqu'un dans la maisonnée va en profiter pour l'éliminer et selon moi le plus déchirant c'est le chat. Partir c'est abandonner le chat. Il faut pouvoir. On a recueilli le chat. On était ce jour-là en train de lire L'Odyssée. Et le chat a passé sous le coffre à bois les plus petites pattes du monde blanches et abandonnées, sur le mot Ithaque il était là. Partir c'est ça : abandonner Ithaque le chat sauvé de l'abandon." (p. 114)
Les animaux affluaient, les animaux affluent, je n'y peux rien, c'est comme ça, et sortant du gymnase pour prendre l'air, c'est un chat beige aux yeux bleus qui viendra vers moi, se frottera contre ma jambe bien que je n'aie rien à lui offrir que des caresses.
Et je suis revenu à ma lecture, les choses commençaient à se préciser, je voyais mieux de quoi il s'agissait, au coeur du livre le voyage des deux vieilles soeurs, Selma (la mère d'Hélène) et Jennie Jonas, presque deux siècles à elles deux, invitées par la mairie d'Osnabrück à revenir dans cette ville allemande où elles n'étaient pas retournées depuis cinquante-cinq ans, où après beaucoup d'hésitations elles consentent à revenir, logées dans leur ancienne maison devenue un hôtel de luxe, logées chez elles qui n'est plus chez elles.
" Les sœurs Jonas voulant aller à Osnabrück en voulant n'y pas aller, Jonas comme Jonas, Charybde comme Scylla, Osnabrück comme la Baleine, vouloir ne pas vouloir, je longeais en pensée le long couloir impraticable où s'engage notre involonté, le véhicule mental fait son chemin à toute allure et à grand risque en sens inverse de nos désirs avoués dans l'étroit tunnel montant et tournicotant propulsé par une énergie dont j'ignore la nature à mon étonnement quand même ça marche, on fait ainsi un très long chemin souterrain pour émerger enfin de l'autre côté de la volonté, au beau milieu de la baleine, place de la Cathédrale Charlemagne." (p. 125)
Jonas, le nom bien sûr appelait la Baleine, le Voyage, et je ne pouvais m'étonner alors de voir, dans Moby Dick, à l'histoire de la rencontre du Péquod et de la Vierge succéder l'évocation de l'histoire de Jonas, en un chapitre commençant par cet avertissement : Il est des entreprises pour lesquelles un soigneux désordre est une méthode véritable.

Jonas rejeté par la baleine. Enluminure de la Bible de Jean XXII. École française du XIVe siècle
L'équipe de Violette a fini deuxième sur huit. Qualifiée pour les demi-finales nationales à Chartres. Je rêve d'agrès sous les vitraux de la cathédrale, d'exercices au sol dans les circonvolutions du labyrinthe, le tout nappé dans les boucles rythmiques des choeurs grégoriens. On peut toujours rêver.
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* L'émission avait toutefois été citée dans un commentaire récent de Rémi Schulz daté du 19 mars (sur Diane et Actéon):
"Je ne connaissais guère Gérard Garouste que de nom. Et je n'écoute pratiquement jamais Talmudiques, l'émission de MAO (Marc-Alain Ouaknine) sur France-Cu. Hier j'y pense donc exceptionnellement en cours d'émission, et je vais jusqu'au bout, à propos du langage des signes qui a des rapports avec l'hébreu, où le nom des lettres reste lié à leurs pictogrammes originels.
A la fin, 9:40, je repasse à France-Mu, où Elsa Boublil reçoit Garouste, lequel déclare presque aussitôt avoir appris le Talmud avec un maître, Marc-Alain Ouaknine."

Ceci dit, c'est le hasard et non ce commentaire qui m'a conduit à écouter l'émission.

** "Selon la cabale, lors de la création de l'univers, les "vases" destinés à recevoir la lumière divine n'ont pu en supporter l'intensité et se sont brisés. Une partie de cette lumière - les étincelles - est de fait tombée dans la matière." (note des auteurs)

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