Contrairement à Hayao Miyazaki, qui fut longtemps son compagnon de route aux studios Ghibli qu'ils fondèrent ensemble en 1985, Takahata ne savait guère dessiner et se considérait avant tout comme un réalisateur. C'est en 1988 qu'il crée le film qui reste son plus grand chef d’œuvre, Le tombeau des lucioles, que j'ai déjà évoqué ici. Dérive d'un jeune garçon et de sa petite sœur cherchant à survivre après que leur mère a été tuée dans un bombardement de l’armée américaine, ce film pétri tout à la fois de violence et de douceur est un sommet d'âpre réalisme et de lumineuse poésie. Takahata réussit le défi de montrer en même temps la monstruosité de la guerre et la beauté du monde.
Le 10 avril, c'est un autre génie qui disparaît : F'murr, alias Richard Peyzaret, qui avait commencé sa carrière au magazine Pilote. Ah Pilote ! J'étais à la clinique de La Châtre, tout juste opéré de l'appendicite (j'étais en sixième à l'époque), quand ma mère m'a apporté ce journal de bande dessinée (qu'elle n'avait certes jamais lu, je me demande encore comment elle l'avait choisi). Ce fut une révélation (et la seule chose dont je me souvienne vraiment de cette hospitalisation).
Le chien de berger joue aux échecs avec son maître au sommet d'un pic (le jeu reposant lui-même sur un chapiteau corinthien) pendant que les brebis se foutent sur la gueule (l'une étant armé d'un maillet et les trois ne dédaignant pas la position bipède). F'Murr c'est l'humour pataphysique, celui où le berger fait le compte des touristes trucidés dans la vallée et où les brebis menacent de prendre le maquis si un lion est engagé comme aide-berger. Les mots qui reviennent le plus fréquemment pour qualifier cette bande dessinée sont "absurde" et "loufoque", que F'Murr reprend lui-même à l'occasion : "Je cultive l'absurde et le loufoque par goût personnel. Moins le sens est évident, plus je suis content. Je me méfie de tout ce qui est cadré et présenté comme une vérité monolithique: on ne peut approcher une vérité que par ce qui déborde", expliquait F'Murr dont le dernier album, Robin des Pois à Sherwood, une version délirante et absurde de Robin des Bois où Marianne prend les devants, était paru en 2011" (FocusVif).
J'ai toujours trouvé que l'explication par l'absurde et le loufoque était un peu courte. Disant l'un de ces mots, on croit avoir tout dit, mais c'est une illusion ou une facilité. On n'a pas dit grand chose en fait. L'absurde en lui-même n'est pas forcément drôle. Quand un mathématicien fait une démonstration par l'absurde, ça n'a rien à voir avec le comique ; quand l'administration nous assomme d'une décision absurde, on en rit rarement. Ce qui nous fait rire chez F'Murr ce n'est pas l'absurde en tant qu'absence de sens.
Le loufoque (un des rares mots de l'argot des bouchers, le louchébem, qui a connu la consécration) nous dit-il plus de choses sur l'humour f'murrien ? A la racine du mot, il y a donc fou. Mais là encore la folie en soi n'est pas synonyme de comique, elle peut tout aussi bien être pathétique ou effrayante. Loufoque cependant introduit comme une nuance et désigne plutôt ce type de folie que l'on qualifie de douce. Celle qui ne porte pas ou peu à conséquence, qui ne fait pas peur et conduit plutôt au sourire. C'est ce grain de folie que l'on sent parfois nécessaire pour égayer une vie par ailleurs pas toujours légère.
Mais F'Murr, n'est-ce que de la folie douce ? Je ne le pense pas. Quand les brebis sont enlevés au ciel par le rapace, quand le berger note dans son carnet sans émotion aucune, et même avec une satisfaction tranquille, le nombre de touristes trépassés dans la semaine, ce qui est au cœur de ces scènes-là, c'est la mort. Mais une mort non pas niée mais mise à distance, où nous nous surprenons à trouver cocasse ce qui devrait nous tirer des larmes.
En somme il y a deux manières d'affronter véritablement la mort : lui faire face, la montrer dans toute son horreur (Isao Takahata) ou la déborder par le rire (Franquin avec ses Idées noires, F'Murr avec ses brebis blanches).
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