lundi 2 avril 2018

Escape room et mémoire des anonymes

"Cette nuit-là, j'aurais voulu incendier cette forêt de sang ; changer en bûcher cet océan écarlate. Et voici que dans ma folie je hurlai qu'il fallait épargner la baleine. Tot avait un genou à terre, l’œil vissé à sa lunette, il ne m'entendait pas. A ses côtés, Sabbat, le regard tendu dans la même direction, attendait le coup de feu pour se précipiter. C'était un cauchemar : Tot avait fait de son chien un tueur, à eux deux ils allaient massacrer ma baleine. Je croyais hurler, mais les mots se noyaient dans ma bouche. Dans ma tête, tout se confondait : la lune avec la bosse de Moby Dick, les feuillages avec les vagues, la nuit avec l'océan. Il n'y avait plus autour de moi qu'un immense corps indistinct, scintillant, blanchâtre, où le signes de la chasse et de la vérité venaient se confondre, où le dalmatien n'était plus que le masque endormi du daim, où le daim camouflait l'agneau, où l'agneau agonisait, semblable à la baleine qu'on sacrifie sur tous les océans, semblable aux êtres humains qu'on extermine sur tous les continents."

Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, pp. 277-278

Dans Le retour de la bondrée, de la jeune néerlandaise Aimée de Jongh, un jeune libraire, Simon Antonisse, passionné d'ornithologie depuis l'enfance, se refuse à céder la librairie héritée de son père malgré les bilans financiers désastreux qu'il accumule. Pour survivre, il brade des livres qu'il va chercher dans une maison isolée en pleine forêt.


Cette planche, page 15, me fait penser à ce jeu d'escape game auquel mes neveux nous ont fait jouer hier à Saint-Germain de Confolens. Prisonniers d'une salle au départ plongée dans l'obscurité totale, on dispose de 60 minutes pour s'échapper (et sauver le monde) : pour cela, on dispose de cartes où il faut dénicher des indices, et d'une application en ligne qui permet d'entrer les codes découverts, d'obtenir d'autres indices, ou qui délivre des pénalités et opère le compte à rebours. Noir et blanc bien flippant, solitude de l'homme figé sur le pas de la porte (sur le dessin du bas, notez comme il est petit justement par rapport à cette porte étrangement haute et large). La tête de cerf (le massacre) comme le souvenir d'anciennes curées. Sur la tranche d'un livre, W. BEN, certainement Walter Benjamin, qui se suicida à Portbou le 26 septembre 1940, désespéré de ne pas pouvoir passer en Espagne.

Le suicide est un motif crucial puisque c'est en revenant vers la ville, alors qu'il est arrêté à un passage à niveau, que Simon est témoin d’un suicide. Une femme sort de  la forêt et se présente sur les rails face aux phares du train qui arrive à toute allure, les bras levés et le sourire quasi extatique. Simon sort de sa voiture, l’interpelle, essaie de la dissuader, mais  tremblant de tout son corps, les mains appuyées sur la barrière, il reste immobile  et le choc est inévitable. C'est le début d'une descente aux enfers, cet événement tragique en faisant resurgir un autre qui eut lieu dans son enfance. Simon est la proie de cruels cauchemars.

Or ce drame fait écho à un passage du roman de Haenel où le narrateur est lui aussi témoin impuissant d'un suicide. C'est là encore lors d'un retour, celui d'une chasse en forêt avec l'ange noir Tot, cadavre de biche sur plage arrière. Tot s'arrête sur le pont d'Asnières pour répondre au téléphone. Le narrateur descend pour placer un triangle de danger (nous sommes sur la bande d'arrêt d'urgence) puis aperçoit au milieu du pont une silhouette qui se tient debout au bord du vide. Alors qu'il s'élance vers elle, il est plaqué au sol par Tot. Quand il le relâche, il est trop tard : la femme a disparu dans l'eau noire, et les deux hommes se battent encore parce que Tot ne veut pas appeler les secours.
"Alors ai-je rêvé cette scène ? Je ne crois pas. Si je l'avais oubliée, c'est parce qu'elle préludait à une série de cauchemars qui me tinrent cloué au lit avec la fièvre pendant plusieurs jours, et que j'ai préféré refouler : avoir abandonné cette femme à la mort me paraissait un crime - un "crime d'iniquité", comme l'appellent les Ecritures.
Son image me hantait : je la voyais continuellement se jeter du pont, et son oeil brillait au fond de l'eau ; puis se confondait avec celui de la biche, dont le corps, coupé en morceaux, occupait le congélateur de Tot." (pp. 279-280)
Cette scène n'est pas un détail quelconque, une péripétie parmi d'autres : "en un sens, écrit Haenel, c'est durant cette nuit démente où une femme s'est suicidée que cette histoire a vraiment commencé, ou plutôt qu'elle a tourné sur elle-même et trouvé le point qui la faisait basculer ailleurs." (p. 282)

Poursuivons : une scène de suicide sur un pont, une silhouette qui se tient debout au bord du vide, j'en ai vu une autre dans le dernier épisode de la saison 3 de Lost, visionnée en cette même période, le 22 mars précisément. Une fin étonnante, un imprévisible flash-forward (et non un flash-back), un des moments les plus émouvants de la série. Jack Shepard, dépressif, s'arrête sur un pont et monte sur le parapet. Seul un accident qui se produit sur ce même pont le fait renoncer à se jeter dans le fleuve, sa nature généreuse reprend le dessus et il porte secours aux accidentés (mais on apprendra un peu plus tard que c'est en le voyant debout sur le parapet que la conductrice a perdu le contrôle de sa voiture).


Pour le cinquantième anniversaire de sa mort, de 1990 à 1994, l'artiste israëlien Dani Karavan a créé un mémorial à Portbou en hommage à Walter Benjamin. Il lui a donné le nom de Passages, non seulement en raison de ce passage fatal non-réalisé vers la liberté, mais aussi en mémoire de ce gigantesque travail inachevé que Benjamin avait commencé dès 1927 sur les passages parisiens : Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des passages. Escalier, tunnel étroit de soixante-dix marches entre ciel et mer, il s'achève avec une vitre où s'inscrit une citation de Walter Benjamin : « Honorer la mémoire des anonymes est une tâche plus ardue qu’honorer celles des gens célèbres. L’idée de construction historique se consacre à cette mémoire des anonymes »


Et, contemplant ces photos prises sur le site de Didier Long ou sur le site de l'école d'Art d'Aix-en-Provence, j'ai repensé aux photos que j'avais prises la veille à Saint-Germain de Confolens, en visitant l'église Saint-Vincent près du vieux château ou en voyant deux personnes s'engouffrer dans le Passage des Lavandières, qui conduit vers les rives de la Vienne.




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